Pour le droit des associations de choisir les causes qu’elles défendent

20/11/2021
Image:Pour le droit des associations de choisir les causes qu'elles défendent

« Sous couvert de dénoncer des actes d’islamophobie »
Dissolution d’associations par le gouvernement

Le 24 septembre dernier, le Conseil d’Etat validait la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), accusée par le ministre de l’Intérieur, à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, de « provocation à des actes de terrorisme ».

« Pour en arriver à cette conclusion, le Conseil d’Etat a totalement dévoyé un texte conçu à l’origine pour combattre la propagation d’idéologies violentes, racistes et inégalitaires, qu’il transforme ainsi en arme létale utilisable contre toute association de défense des droits et libertés. La décision est également inquiétante en ce qu’elle revient à admettre qu’une association est responsable, non pas seulement de ses actions propres et de ses prises de positions publiques, mais aussi de celles de ses anciens dirigeants – y compris lorsqu’ils s’expriment à titre personnel, de celles de ses membres, anciens membres et même des personnes qui commentent ses publications électroniques. »
— Communiqué, « La dissolution du CCIF validée par le Conseil d’Etat : les associations en danger ! »

« En d’autres temps, et si l’association visée avait été différente, les condamnations des gauches politiques auraient été aussi immédiates qu’unitaires pour dénoncer la fausseté et l’ignominie des arguments employés, le délit d’opinion au principe de l’action engagée et les atteintes inadmissibles aux libertés fondamentales » s’indignait Olivier Le Cour Grandmaison sur le site Orient XXI, début novembre, rappelant que « le 20 octobre 2021, la dissolution pour des motifs voisins d’une autre association : la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) » était « passée presque inaperçue ».

« Le gouvernement sanctionne en réalité un délit d’opinion », affirmait dans un communiqué, en décembre 2020, le Syndicat des avocats de France, qui dénonçait également une atteinte à la liberté d’expression, Human Rights Watch rappelant l’année suivante que « les autorités françaises devraient cesser d’imposer une censure aux organisations de la société civile et démontrer au contraire leur attachement aux libertés d’expression et d’association, ainsi que leur détermination à lutter contre les discriminations ».

Ci-dessous le Manifeste pour le droit des associations de choisir librement les causes qu’elles défendent signé par plusieurs organisations (19 novembre 2021).

ACTION COLLECTIVE

Manifeste pour le droit des associations de choisir librement les causes qu’elles défendent

Des associations sont dissoutes par le gouvernement au motif absurde que dénoncer une injustice ce serait justifier rétrospectivement – ou se rendre complice par avance – des actes violents, voire des actes de terrorisme, que d’autres ont commis ou commettront peut-être un jour en invoquant cette même injustice.

« Sous couvert de dénoncer des actes d’islamophobie », lit-on en effet dans le décret de dissolution de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie, cette association « distille[rait] un message incitant à percevoir les institutions françaises comme islamophobes, alimentant ainsi un soupçon permanent de persécution religieuse de nature à attiser la haine, la violence ou la discrimination envers les non-musulmans ». Faut-il souligner que l’accusation d’incitation à la discrimination envers un groupe indistinct qui serait constitué des « non musulmans » relève du non-sens ?

Comme dans le cas du CCIF, le décret retient aussi à charge des propos tenus par des tiers sur les réseaux sociaux concernant, par exemple, le grief d’incitation à la violence contre les forces de l’ordre. Cela suffit, aux yeux du ministre de l’intérieur, à caractériser une « stratégie » de l’association qui consisterait à susciter ces commentaires et à les maintenir ensuite « volontairement » en ligne. De même ce sont les commentaires hostiles à la politique israélienne – qualifiés de discours « antisioniste » – qui « appelle[raient] des messages à teneur antisémite ». Le procès d’intention s’accompagne ici de l’amalgame volontairement distillé entre la critique d’Israël, l’antisionisme et l’antisémitisme.

En somme, une addition de présupposés, d’hypothèses et de supputations permet d’affirmer qu’une association « doit être regardée comme cautionnant » des propos provoquant à la violence ou à la discrimination et que cette prétendue caution suffit elle-même à caractériser des « agissements » de provocation à la violence ou à la discrimination, seuls susceptibles de justifier une dissolution.

Le silence qui accompagne l’enchaînement de ces mesures de dissolution est alarmant. D’abord parce qu’il peut être perçu comme un assentiment tacite et ouvrir la voie à d’autres décisions analogues, désormais facilitées par la loi « confortant le respect des principes de la République » promulguée le 24 août 2021. Ensuite parce qu’il conforte le soupçon d’illégitimité que le gouvernement fait peser sur les combats menés, sur le terrain du droit, contre les discriminations subies par des personnes musulmanes ou considérées comme telles. Ce silence, c’est en somme une façon d’accepter l’invisibilisation des discriminations et des injustices, d’accepter que des milliers de personnes soient laissées sans soutien, isolées, niées dans l’humiliation éprouvée ou le déni de leurs droits.

Se taire face à ces dissolutions et aux faux semblants de leur motivation, c’est ne pas voir que, demain, la défense d’autres causes pourra subir le même ostracisme et la même sanction. Ici, c’est le concept d’islamophobie dont on comprend qu’il devrait être banni. Mais ne nous dit-on pas aussi qu’il serait abusif, voire diffamatoire, de parler de « violences policières » ? Nous reprochera-t-on demain de dénoncer la xénophobie à l’œuvre dans les politiques migratoires au motif que c’est faire insulte à ceux qui nous gouvernent et – qui sait ? – susciter dans la population immigrée la haine de la France et des Français ? De même encore, faudra-t-il proscrire l’expression « délit de solidarité », sous prétexte que l’aide aux migrant·es est censée ne plus faire l’objet de poursuites ? N’a-t-on pas reproché aux mouvements anticoloniaux d’encourager des sentiments de révolte inadmissibles ? Et que dire de concepts comme le genre, l’intersectionnalité ou le racialisme, dont l’usage est décrié sous prétexte qu’il ouvrirait la voie au « séparatisme » et au « communautarisme » ?

Pour garantir leur survie, les associations devront-elles éviter les termes qui sentent le soufre, mettre leurs analyses sous le boisseau, s’interdire certaines modalités d’action ?

Nous, associations et syndicats, rappelons qu’il nous appartient – et à nous seuls – de décider si nous voulons, ou non, dénoncer et combattre, parmi d’autres discriminations et stigmatisations, cette injustice particulière nommée islamophobie.

Nous déclarons que nous continuerons à choisir librement l’objet de nos combats ainsi que les termes que nous considérons pertinents pour analyser l’état de la société et critiquer les politiques comme les pratiques des pouvoirs publics.

Nous revendiquons le plein exercice de la liberté d’opinion, qui inclut la libre contradiction et exclut toute police des idées.

Nous entendons, tout simplement, que soit respectée la liberté d’association.

19 novembre 2021

Organisations signataires :

— ACDA – Agir pour le changement et la démocratie en Algérie
— Acort – Assemblée Citoyenne des Originaires de Turquie
— ADM – Action droits des musulmans
— ADTF – Association démocratique des Tunisiens en France
— AFPS – Association France Palestine Solidarité
— Anafé – Association nationale d’assistance aux frontières des étrangers
— Association Femmes plurielles
— Association Le Rezo
— ATMF – Association des travailleurs maghrébins de France
— Attac
— L’Auberge des Migrants
— Cedetim – Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale
— Crid – Collectif d’organisations de solidarité internationale et de mobilisation citoyenne
— CRLDHT – Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie
— Dal – Droit au logement
— Fondation Copernic
— Fasti – Fédération des Associations de solidarité avec tout·e·s les immigré·e·s
— Femmes Égalité
— FTCR – Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives
— Gisti – Groupe d’information et de soutien des immigré·es
— Fédération nationale de la Libre pensée
— La Quadrature du Net
— LDH – Ligue des droits de l’Homme
— Memorial 98
— Le Paria
— RCI – Réseau chrétien - Immigrés
— Resome
— Saf – Syndicat des avocats de France
— Sciences citoyennes
— SM – Syndicat de la magistrature
— Tendance syndicale Émancipation
— Tous migrants
— UJFP – Union juive française pour la paix
— Union syndicale Solidaires
— Utac – Union des Tunisiens pour l’Action Citoyenne
— VoxPublic

Ce manifeste reste ouvert à la signature de toutes les organisations qui souhaitent s’y associer. Écrire à :
manifeste-droit-asso-au-libre-choixAROBASEgisti.org

Communiqué final du CCIF, « Analyse et réponses à la notification de dissolution et aux contre-vérités sur le CCIF », www.islamophobie.net.

— Communiqué, « La dissolution du CCIF validée par le Conseil d’Etat : les associations en danger ! », LDH, 8 octobre 2021.
— Olivier Le Cour Grandmaison, « Tribune : Le silence navrant des gauches françaises sur l’islamophobie », Orient XXI, 4 novembre 2021.
— Eva Cossé, « Le Conseil d’État valide la dissolution d’une organisation anti-discrimination.Une décision susceptible d’avoir un impact dissuasif sur la société civile en France et au-delà », HRW, 27 septembre 2021.

Illustration :
CCIF, Fiche n°11, « Analyse et réponses à la notification de dissolution et aux contre-vérités sur le CCIF »

 20/11/2021

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