L’Anarchie son but ses moyens

18/11/2010
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L’anarchie est une idée qui a des bases scientifiques
Jean Grave

"Agir par soi-même, ne pas s’inféoder à tel individu, à tel groupement ; agir comme l’on pense, comme l’on sent, sans s’occuper des criailleries ou des anathèmes, voilà ce qui, théoriquement, s’est fait jour dans les conceptions anarchistes."

Chapitre XII - Le vol et la reprise de possession

Légende à détruire — Romantisme — Le droit de vivre — Moyens louches — La société est basée sur le vol — Il n’y a pas d’absolu — La morale est l’individuelle — L’organisation capitaliste dégrade l’individu — La propagande anarchiste cherche à l’élever — Adaptations sociales — Moyens bourgeois — Le vol n’est qu’un déplacement de la propriété — Le voleur est le soutien du juge et de policier — Revendication — Distinctions à faire — Moralité des faits — On ne doit compter que sur ses propres efforts — Théorie bourgeoise à faux-nez libertaire — Moyens avilissants — Les produits sociaux — Fraternité consciente et sentimentalisme — La liberté du choix des solidarités — Haut les cœurs

Cette question a été si longtemps discuté parmi les anarchistes, et elle trouve si bien sa place ici, après le chapitre précédent, que je ne puis faire autrement que d’y consacrer quelques pages.

D’autant plus, qu’auteur de cette question, il s’est créé une sorte de légende qu’il est bon de dissiper.

On a tellement parlé des « bons voleurs » qui volaient pour la propagande, que beaucoup de gens s’imaginent que tout cambrioleur est doublé d’un anarchiste, ou vice versa ; et que la plupart des anarchistes eux-mêmes, s’imaginent que la propagande est largement alimentée par ce moyen. — bonne excuse, pour eux, de ne faire aucun sacrifice pour contribuer à l’extension de l’idée.

Il est une foule de causes qui, du reste, ont contribué à égarer le jugement des gens là-dessus.

D’abord, le mouvement russe qui battait son plein lorsque l’anarchie commença à formuler ses premières protestations, et qui nous fournissait l’exemple de ces nihilistes pillant les caisses de l’État pour en faire servir le contenu à la propagande terroriste.

Et, au surplus, n’y avait-il pas les légendes des brigands, redresseurs de torts, détroussant les riches, soutenant les pauvres qui nous hantaient, à tous, plus ou moins l’imagination.

Aussi, quand Duval, subissant sans doute, lui aussi, cette influence, tenta sa reprise de possession sur l’hôtel Lemaire, il n’eut que des approbateurs parmi les anarchistes. Moi tout le premier, sauf la réserve pourtant, que j’aurais préféré le voir s’attaquer à une caisse publique.

Duval était un convaincu, nul doute que, s’il eût réussi, le produit de son vol eût servi à la propagande.

D’autre part, l’anarchie reconnaît à tout individu le droit de vivre du moment qu’il a vu le jour. C’est à cause de la mauvaise organisation sociale qu’il y a des individus qui souffrent de la faim. Et, pourtant, la planète a encore, pour longtemps, de la place, plus qu’il n’en faut, pour nourrir les êtres qu’elle porte, et tout individu qui, par la faute de la société se trouve réduit à manquer de pain, a le droit de se révolter contre cette mauvaise organisation, de prendre à manger où il y a.

L’anarchie, de plus, se réclame de l’action individuelle, le vol peut passer — et est présenté — pour un commencement de l’expropriation générale. — Cela encore, j’y ai cru à un certain moment.
Pourtant il y a une chose qui chiffonnait beaucoup de nous, ce sont les moyens louches dont il fallait se servir pour voler ; le perpétuel mensonge pour tromper les gens, la constante duplicité pour capter leur confiance.

« Mais » vous répondait-on, « est-ce que, dans la société actuelle, tout le monde n’est pas plus ou moins voleur ? Celui qui travaille ne vole-t-il pas la part de celui qui chôme ? le commerçant qui triche sur le poids, même lorsqu’il se contente de prélever son bénéfice, ne trompe-t-il pas celui qui lui achète ? »

Oui, dans la société, n’a pas, peu ou prou, chapardé à l’occasion ? Au fond, dans l’organisation sociale, il n’y a que vol : celui qui est permis par la loi, et celui qu’elle défend. Nous qui sommes contre les lois, devrions plutôt être avec le vol « illégal ».

Et, de fait, cet exposé est vrai, si la conclusion est fausse.

La société actuelle ne reposant que sur le vol, il s’ensuit que toutes les transactions pour y vivre sont plus ou moins entachées de larcin.

Mais l’absolu n’existe que dans nos cerveaux. En fait, tout est relatif : les contrastes ne sont, le plus souvent, qu’une différence de proportion se rattachant par des tons intermédiaires.

Les choses ne nous semblent opposées que parce que nous les envisageons dans leurs extrêmes ; tandis que si nous suivons l’échelle dans ses progressions, nous finissons par nous apercevoir que ce qui nous semble le plus opposé, n’est différent que de degré, non de nature.

Et alors, cette nécessité, pour chacun, de se faire une règle personnelle de conduite, — arbitraire puisqu’elle n’a pour règle que la volonté de l’individu — fait que l’on accepte de faire telle chose, que l’on repousse telle autre, sans que nous puissions mettre absolument hors de critique les raisons qui nous les font accepter ou repousser.

Aussi, ce que cette question a fait couler d’encre parmi les anarchistes, ou dépenser de salive ! sans qu’elle se soit élucidée. Sans compter ce qu’elle fera dire ou écrire encore.
« Est-ce que la fait de subir les rebuffades d’un patron ou d’un contre-maître, d’aller, de porte en porte, quémander du travail, ne déprime pas les caractères autant que le fait de mentir pour combiner et préparer un vol ? » rétorquaient ses partisans, lorsqu’on leur faisait remarquer la ruse et la duplicité qu’il comporte.

Il est de fait que, bien souvent, l’atelier est un bagne où les ouvriers sont traités en esclaves ayant, à chaque moment, à subir les engueulades des patrons ou des contre-maîtres ; que, trop souvent il faut quémander une place comme si on la mendiait.

Cela abaisse les caractères, c’est indéniable ; mais je ne crois pas que personne ait dit qu’il fallait subir les rebuffades sans protester, subir les exigences patronales sans se révolter.

Mais, pas que je sache, personne n’a dit que, pour s’assurer du travail, il fallait que le travailleur courbât l’échine, se laissant traiter en paria.

C’est justement parce que nous trouvons que les travailleurs s’avachissent trop que nous cherchons à leur inspirer le redressement de leur dignité, que la propagande anarchiste vise à travailler au redressement des caractères, et que nous applaudissons aux actes de révolte qui en marquent l’acheminement.

Seulement, le travail étant la base de la vie, puisque ce n’est que par lui que les êtres humains peuvent obtenir ce qui est nécessaire à la satisfaction des besoins de leur existence, il ne peut donc avoir rien de dégradant ni de déprimant par lui-même.

Ce n’est que par les conditions dans lesquelles il s’opère ou s’obtient qu’il avachit l’individu. Or, l’idée anarchiste apprend aux individus à ne pas accepter ces conditions.

Et, de fait, nous voyons des individus garder leur dignité dans le travail, sachant imposer à leurs exploiteurs le respect de leur personnalité ; tandis que le vol sournoisement opéré, ne comporte que mensonge et hypocrisie.

« Mais le nombre des sans-travail augmente sans cesse, » répond-on, « trouver du travail et garder sa dignité envers les exploiteurs devient de plus en plus difficile à concilier, et celui qui n’a pas l’échine souple, chôme toujours de plus en plus, jusqu’à en être, souvent, réduit au suicide, à la mendicité ou au vol. Que voulez-vous qu’il choisisse ? ».

Cela déplace la question, mais ne la résout pas. Le dilemme n’est pas absolu.

Mendier, voler, travailler, sont des adaptations à la société actuelle, où l’individu choisit la voie la plus conforme à son tempérament, selon la dose d’énergie, ou le mode d’éducation qu’il a reçue.

Celui qui veut vivre, qui n’est animé par aucun autre idéal que celui de s’accommoder, du mieux qu’il peut, aux conditions dans lesquelles il se meut, - à moins qu’il n’ait déjà un tempérament instinctif de révolté — celui-là se pliera aux exigences du patron pour s’assurer la pitance.

Prenez-le à un degré d’avachissement plus bas, il s’habituera à tendre la main, et, méprisant celui qui travaille, il trouvera beaucoup plus intelligent de vivre de tromperies et de sollicitations.

Le vol, l’escroquerie, n’emploient guère que les mêmes moyens et mensonges pour capter la confiance de ceux qu’il s’agit de duper. Seulement ici, l’individu consent à courir quelques risques pour obtenir davantage en se servant lui-même.
Vivre ! c’est le droit de quiconque existe ; satisfaire ses besoins, développer son être ! voilà le but de toute existence, et la façon d’y réussir varie selon les individualités ! Et cela ne relève plus que de la morale individuelle.

Chacun agit comme il l’entend, comme il peut. Si ses façons de procéder sont en contradiction avec l’ordre de choses établi, c’est affaire entre lui et les défenseurs du code à s’expliquer.

Mais lorsqu’on prétend accommoder une certaine façon de vivre à un certain ordre d’idées ; lorsque certains cherchent à revêtir, du manteau de la propagande, des actes accomplis pour leur propre conservation personnelle, nous avons le droit de dire notre avis là-dessus.

Je sais bien que « l’idée », la « propagande, » ce ne sont que des abstractions de notre cerveau, mais ces abstractions désignent une façon de penser, un mode d’agir, et lorsque l’on prétend y rattacher d’autres façons de penser et d’agir, cela nous donne le droit de les discuter.

Pas plus que je ne suis solidaire du financier qui rafle les millions en accaparant les objets de nécessité qu’il nous revendra ensuite au prix qu’il lui plaît, je ne me sens de sympathie pour celui qui va cambrioler les chambres de bonnes, ou attendre, le samedi soir, l’ouvrier qui s’est attardé, à la sortie de la paie, à boire un coup avec les camarades.

« Mais » reprennent les partisans du vol, « voler le bourgeois, n’est-ce pas reprendre ce qui vous appartient ? ».

Voler le bourgeois, cela c’est de la phrase. Il est évident que voler un bourgeois, c’est plus profitable que de voler un prolétaire, mais lorsqu’on en arrive à pratiquer le vol, on vole ce que l’on peut, et non pas ce que l’on veut. Et s’il n’est pas commode, souvent, de faire la délimitation d’un bourgeois d’avec un qui ne l’est pas, il arrive aussi que l’on ne s’enquiert guère de la situation exacte de celui que l’on veut voler pour peu qu’on croie que le coup en vaille la peine.

Et puis, ce n’est pas cela que je discute, mais bien l’influence, qu’ont sur le caractère de celui qui les emploie, des moyens comme le mensonge, la duplicité et la tromperie qu’il s’agit de déployer pour arriver à combiner « une affaire ».

Et pour nous, anarchistes, qui désirons une société basée sur la confiance, la loyauté et la solidarité, je ne la vois pas trop bien amenée par des individus vivant de mensonge et de spoliations.

Je sais que, pour vivre dans la société actuelle, nous commettons une foule de mensonge auxquels nous entraîne l’organisation vicieuse que nous subissons. L’anarchiste qui voudrait, en tous les actes de sa vie, agir en anarchiste, ne resterait pas vingt-quatre heures sans se faire coffrer.
Seulement, il s’agit de savoir jusqu’où peut aller dans les concessions à la société actuelle.

Tout individu, de par le fait qu’il existe, a le droit de maintenir son existence, par tous les moyens possibles, même en se révoltant contre l’état social qui entrave l’exercice de ses facultés.

Et si l’anarchie s’arrêtait à la proclamation pure et simple de ce droit, il serait indifférent de la façon dont s’y prendraient les individus.

Mais, de par le fait que l’exercice de ce droit doit s’opérer au milieu d’autres individus qui ont des droits égaux, il s’agit de savoir comment ce droit d’évoluer peut s’exercer sans porter préjudice aux droits qui l’entourent.

Nous nous révoltons déjà contre le droit que certains s’arrogent de nous exploiter, contre l’abus de la force qui nous contraint à un genre de vie que nous repoussons, il n’est donc pas indifférent de savoir comment des individus exerceront leur droit d’évoluer, pour ne pas retomber dans l’oppression et l’exploitation.

Or, le vol n’est qu’un déplacement de la propriété, c’est le moyen, pour le parasite, de vivre à rien faire aux dépens de celui qui produit.

Quand des individus s’arrogèrent le droit exclusif sur certaines choses, au détriment de leurs semblables, ce fut l’origine du vol. Et depuis, il a été se développant avec l’état social.

Il y a des vols approuvés par les codes, d’autres qu’ils punissent, mais la vérité est que le vol règne du haut en bas de l’échelle sociale, et que la société ne se maintient que par lui. Le voleur justifie l’existence du policier, du gendarme, des avocats, de l’avoué, du juge, et de celui qui fabrique les lois. Si le voleur n’existait pas, notre société l’inventerait pour la justification de ses moyens de répression. Nous devons donc lui laisser ses moyens.
Si donc, nous nous plaçons au point de vue du droit exclusif qu’a l’individu de vivre, il peut voler, cela est son droit, si l’état social, l’y force en lui refusant du travail. Et j’ajoute qu’il est très stupide de se suicider lorsque la société vous accule à la misère, le droit de soutenir son existence étant primordial, on doit prendre où il y a.

Mais pour que l’acte de celui qui vole revête un caractère de revendication, soit une protestation contre la mauvaise organisation sociale, il faut qu’il s’accomplisse ouvertement, sans aucun moyen caché de mensonge et de duplicité.

« Mais » répondent les défenseurs du vol, « l’individu qui agirait ouvertement, s’enlèverait ainsi la possibilité de recommencer. Il y perdra sa liberté, car il sera
aussitôt arrêté, jugé et condamné ? ».

D’accord, mais en agissant par ruse, l’individu qui vole, en se réclamant du droit de révolte, ne fait ni plus ni moins que le premier voleur venu qui vole pour vivre sans s’embarrasser de théories.

Cela rentre dans le même cadre que le cas de l’ouvrier qui accepte pour vivre les règlements de l’atelier. Et ceux-là, en agissant ainsi n’ont jamais eu la prétention de faire œuvre de propagande révolutionnaire.

Il en est de cela, comme pour le service militaire. Il y a des gens qui, refusent de se laisser enrôler, préfèrent s’expatrier ; cela a déjà un petit caractère de protestation. Mais, à côté de ceux-là, il y a ceux qui, soit par simulation d’une infirmité, soit usant d’un cas de dispense, ou l’emploi d’une protection efficace, arrivent à se faire réformer et exonérer de la servitude militaire.

Qu’ils se fassent exonérer de la servitude militaire, ils ont, certes, grandement raison, à leur point de vue. Mais s’ils venaient nous dire qu’ils ont fait œuvre de propagande révolutionnaire, contribué à démolir le régime, il serait facile de leur démontrer que c’est faux, qu’ils ne sont arrivés à se soustraire à certains désagréments du système militaire bourgeois, — qu’en en rejetant le fardeau sur d’autres, aurait-on pu ajouter, lorsque le service militaire n’était pas universel.

Pour que le refus de servir revêtit un caractère réel de protestation révolutionnaire et de propagande, il faudrait que l’individu s’y refusât carrément, en expliquant les raisons, et, au besoin, résistant à la force.

Que les défenseurs du vol nous montrent des individus repoussant les conventions sociales, n’acceptant pas le joug des exploiteurs, s’emparant ouvertement de ce qui leur est nécessaire, mais se rendant aussi utiles à la collectivité, selon leurs aptitudes, et j’admettrai avec eux que le vol peut être anarchiste.

Mais ce ne serait déjà plus le vol, car il aurait acquis le caractère de protestation qu’il ne comporte pas dans les conditions où il s’opère ordinairement.

Et ce n’est pas ainsi que, jusqu’à présent, ont agi les voleurs, même lorsqu’ils se réclamaient de l’idée anarchiste. User de ruse, dissimuler pour capter la confiance de la victime que l’on veut dépouiller. On avouera que c’est une façon d’agir aussi déprimante et dégradante que d’accepter les rigueurs de l’atelier.
Mais cette discussion pourrait durer éternellement, si les faits, qui sont encore les meilleurs arguments, ne venaient, de temps à autre, apporter leur éclaircissement.

L’argent étant ce qui manquait le plus au mouvement, en faire par tous les moyens possibles, fut, de bonne heure, l’objectif de ceux qui étaient dans le mouvement.

On peut dire que l’esprit de sacrifice et l’abnégation n’ont pas manqué à la propagande anarchiste.

Si jamais on fait un jour l’histoire du mouvement, que l’on dévoile comment ont vécu les publications anarchistes, comment se sont amassées, sou à sou, les sommes nécessaires à la publication des brochures, placards, affiches, on sera surpris des preuves de solidarité et dévouement qui se sont fait jour pour aider à leur éclosion et diffusion. On comprendra quelle force est la conviction, surtout parmi les plus déshérités.

Et de fait, le moyen le plus sûr encore de ramasser de l’argent, c’est de ne compter que sur soi-même, de savoir s’imposer quelques sacrifices pour aider à la diffusion des idées que l’on prétend avoir.

Mais, la plupart de ceux qui venaient au mouvement, poussés plus par l’enthousiasme que par le réflexion, hantés de l’idée de faire grand, dédaignaient ce moyen, trop lent, à leur avis, et ne rêvaient rien moins que de s’emparer de millions et de les mettre immédiatement au service de la propagande.

Et puis, aussi, il faut le dire, l’idée anarchiste comportant que tout individu a droit à toutes les satisfactions, à toutes les jouissances, d’aucuns en conclurent et cela fut prêché qu’ils ne devaient aucuns sacrifices même pour l’idée ; que n’était qu’en donnant satisfaction à tous ses penchants, que l’individu arriverait à s’affranchir. On alla jusqu’à dire que l’idéal serait que la propagande fît vivre celui qui la faisait.

J’ai déjà discuté cette idée dans L’Individu et la Société,je n’y reviendrai pas ici, mais ce que cette idée a perverti de camarades dévoués et désintéressés au commencement ! ce qu’elle a été funeste et pernicieuse sur certains caractères ! le mal qu’elle a fait en détournant de leur destination des efforts qui, sans cela, auraient été consacrés à la diffusion de l’idée ! Il faut avoir vu le mouvement de près pour s’en rendre compte.

Aussi, l’idée du vol flattait trop de passions pour qu’elle ne fût pas saisie « au vol » par ceux qui trouvaient plus agréable de vivre de la propagande que de contribuer à ses efforts.

Mais cette façon de procéder est bien trop déprimante pour que des convictions y durent longtemps.

Il y eut beaucoup de vols dont les auteurs se réclamaient de l’idée anarchiste, mais dont la propagande, que je ne sache, ne profita guère. A moins que l’on ne considère comme actes de propagande, quelques placards injurieux, plus ou moins teintés d’anarchie, simplement faits pour satisfaire quelques rancunes de leurs auteurs ; plutôt dirigés contre des personnalités que contre une institution ou une iniquité sociale.

Pour ma part, j’en ai connu quelques-uns qui furent de dévoués compagnons lorsqu’ils entrèrent dans le mouvement, capables de très grands sacrifices en faveur de l’idée ; mais qui, entraînés dans cette voie, avec l’idée bien arrêtée de servir la propagande, devinrent plus bourgeois et plus dégoûtants que les plus bourgeois des bourgeois.

L’influence démoralisante de l’argent y entrait bien, certainement, pour sa part, mais le nouveau genre de vie adopté par ces compagnons était encore plus décisif ; car on ne manie pas journellement le mensonge et la fraude, sans que le caractère s’y pervertisse, sans que le sens moral s’y atrophie.

On a vu des gens, restés dans des conditions normales d’existence, demeurer réfractaires aux suggestions de l’argent, tandis que, pour ma part, je n’ai jamais vu un voleur ne pas devenir bourgeois dans sa façon de vivre, et dans sa façon de raisonner.
« Tout comprendre, c’est tout pardonner, » ajoutent d’autres. Les voleurs ne sont que le produit de l’état social ; pourquoi les repousser !

Oui, mais les bourgeois aussi ne sont que le produit de la société : gouvernants et députés, magistrats et policiers, patrons et propriétaires, financiers et voleurs, escrocs, maquereaux et escarpes, tout cela dérive du fonctionnement social ; c’est compris, c’est pardonné, embrassons-nous, ma vieille !

Mais il ne faudrait pourtant pas être trop élégiaques ; nager dans le bleu à perte de vue. Être ami de tout le monde, avoir des trésors de tendresse pour tous les animaux à deux pattes et sans plumes, c’est faire preuve d’un très bon cœur, mais peut devenir dangereux aux époques de lutte.

Libre à ceux à qui il plaît de se créer ainsi, en leur cerveau, un petit paradis d’amour, d’abnégation et de contemplation, de donner libre cours à toutes leurs rêveries de sentiments éthérés, mais les choses de propagande sont plus complexes.

Tous, nous voulons un idéal, où les concepts de l’individu seront assez larges pour lui faire tout comprendre et tout pardonner, où les liens sociaux seront assez larges pour que, pouvant s’écarter de ceux qui ne vous conviennent pas, on ait le champ libre d’agir à sa guise.

Mais, malheureusement, nous ne sommes pas encore à cet état social idéal. Nous sommes en lutte, et pour réaliser cet idéal, et pour sortir de l’état présent.

Or, en lutte, il faut se garder de toute sensiblerie, se défier plus encore des faux amis que des ennemis déclarés. Tous les hommes sont pour nous des frères !.. à condition que nous ne serons plus opprimés ni exploités.

Avec ces théories de ne voir dans la propagande qu’une justification de la soif de jouir par n’importe quels moyens, je vois qu’on nous mène tout droit aux « trente sous » de la Commune qui étaient là les jours de paie et de distribution, brillant comme des ânes, mais se réfugiant chez le marchand de vin pour se saouler comme de cochons, alors que ceux mus par l’idée étaient à se battre.

La lutte implique sacrifices, et la réalisation de notre idéal n’est possible que par la lutte. Or, nous voulons être certains que ceux avec lesquels nous marchons, ne nous lâcheront pas en pleine bataille parce qu’ils auront trouvé le moyen de vivre.

« Notre corps, » nous dit-on, « doit vivre pendant la lutte. Tout ce qu’on peut nous demander, c’est de ne pas nous illusionner sur l’honnêteté des moyens que nousemployons pour vivre. »

D’accord, et c’est pourquoi, lorsque nous faisons pour vivre, une concession à la société actuelle, nous voulons au moins que l’on ait la franchise de le reconnaître. Que l’on avoue que l’on commet une faiblesse, une faute, une lâcheté par nécessité, mais que l’on ne vienne pas nous l’ériger en principe.

Luttant pour la solidarité entre individus, pour le redressement de la fierté individuelle, voulant propager cet idéal et le faire comprendre de ceux qui l’ignorent ou le connaissent mal, nous ne devons accepter de solidarité qu’avec ce qui peut contribuer à la diffusion de cet idéal, repousser ce qui peut le dénaturer, surtout ces théories émasculantes qui tendent à nous éloigner du but, en préconisant aux individus les petits moyens pour des petites choses qui n’arrivent, en fin de compte, qu’à les dégrader de plus en plus.

Voulant sortir de la société d’ignominie qui nous déprime, ce n’est qu’en haussant notre pensée, notre volonté au-dessus d’elle que nous y réussirons.

Laissons-lui donc ses moyens. Et aspirons à la période où, l’idéal anarchiste plus fort que l’instinct de conservation, entraînera les individus à ne plus accepter de compromissions avec la société actuelle.

Jean Grave, L’Anarchie, son but, ses moyens, P.-V. Stock, Bibliothèque sociologique, n° 27, Paris, 1899.

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 18/11/2010

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