L’Anarchie son but ses moyens

18/11/2010
Image:L'Anarchie son but ses moyens

L’anarchie est une idée qui a des bases scientifiques
Jean Grave

"Agir par soi-même, ne pas s’inféoder à tel individu, à tel groupement ; agir comme l’on pense, comme l’on sent, sans s’occuper des criailleries ou des anathèmes, voilà ce qui, théoriquement, s’est fait jour dans les conceptions anarchistes."

Chapitre II - Le terrain à déblayer

L’anarchie doit se réaliser — Le temps ne compte pas dans la réalisation d’un idéal — Lutter pour son idéal c’est le vivre — Fausses interprétations de l’anarchie — Persistance de l’ignorance — Nécessité de se débarrasser des idées reçues — Comment comprendre la liberté — Confusion inévitable —Aboutissement de la synthèse — Bifurcation de l’idée — Différentes façons de comprendre la largeur de vues — Solidarité imposée — Liberté de la critique.

L’idée anarchiste est arrivée aujourd’hui à une de ces tournants de l’histoire où les événements font que changent les conditions de l’évolution.

Elle a gagné, certainement en étendue. Mais n’a-t-elle pas perdu en force et en profondeur ?

Nous sommes trop près du mouvement pour pouvoir bien discerner les choses. Il faut le recul des années pour pouvoir en juger en toute liberté.

Seulement, quoiqu’il en soit, il est un fait, c’est que, à l’heure actuelle, on lui demande plus que de la théorie ou de la philosophie ; l’on veut savoir comment elle s’y prendra pour préparer le passage de la société actuelle, à la société de ses conceptions.

Et cela est d’autant plus vrai que, les anarchistes, eux-mêmes, sont pressés du besoin « de faire quelque chose », seulement comme nous sommes encore mal dégagés de nos erreurs, beaucoup retombent dans la politique que nous devons fuir comme peste, d’autres essayent de rapetasser les anciens moyens de lutte, tels que le syndicalisme, la coopération, etc., sans avoir encore pu les accorder avec ce qu’exigent les idées nouvelles.

Dans un de mes précédents volumes (2), j’ai essayé de démontrer comment pouvait fonctionner une société sans lois ni maîtres, en expliquant que je n’avais nullement la prétention de tracer une forme définitive de l’idéal anarchiste, mais un simple schéma que le temps, les circonstances et les individus se chargeraient de développer et de modifier au gré des conditions nouvelles du milieu.

En essayant ici d’analyser divers moyens de tactique, je n’ai, pas d’avantage, la prétention de croire que je puisse prévoir toutes les formes de l’activité anarchiste. Les circonstances, les événements, et le cerveau des individus, en susciteront qu’il nous est impossible de les prévoir à l’heure actuelle.

De même que j’ai essayé de démontrer que pouvait fonctionner une société anarchiste, j’ai la seule ambition de démontrer que les individus fortement épris d’un idéal, peuvent le réaliser, lorsqu’ils savent le vouloir.

Bien entendu, je néglige ici la question du temps. Les idées ne progressant que lentement, et la vie humaine est courte. Quand je dis l’individu, j’en fait une abstraction. J’ignore si ce sera notre génération qui entrera en la « terre promise », ou seulement la suivante, ou une plus éloignée encore. Cela dépendra de la somme d’énergie dépensée.

Seulement, je tiens pour acquis, que, lorsqu’on est convaincu d’une idée, on cherche à la réaliser, et qu’elle est déjà à moitié réalisée pour l’individu qui emploie sa force et son intelligence à la faire triompher. S’il ne la réalise en son intégralité, son action peut en faire triompher des parties. Et ce seront ces parties acquises qui aideront à en acquérir d’autres.
Mais avant de passer à la discussion de mes préférences sur la tactique à employer pour le triomphe de l’idée, il faut d’abord débarrasser le terrain d’une foule d’erreurs qui en obscurcissent la conception que s’en font une foule d’individus qui ne veulent qu’y voir un chaos d’idées mal équilibrées, ne reposant sur aucune base réelle.

Cela est d’autant plus nécessaire que la bourgeoisie qui se sent menacée dans sa puissance par un mouvement devenu assez fort pour mettre son autorité en péril, ne craint pas de porter certains individus à porte, sous le couvert anarchiste, la théorie à l’absurde afin de la discréditer. Sans compter ceux de bonne foi qui, par manque d’équilibre, s’imaginent être plus logiques en prenant le contre-pied du bon sens.

Puis, aussi, ceux qui veulent se donner l’apparence d’avoir inventé des théories nouvelles, et qui n’ont pas besoin d’attendre aucune autre impulsion pour déraisonner sous prétexte de logique. On comprend, qu’avec tous ces éléments, la presse bourgeoise a eu beau jeu pour présenter l’idée anarchiste sous un jour très défavorable.

Aussi, même aujourd’hui où abonde toute une littérature anarchiste, où abondent journaux, brochures, volumes ayant pour tâche d’expliquer ce que l’on entend par anarchie, la plus grande partie des gens cependant, comme je le disais dans le chapitre précédent, ignorent ce qu’est l’anarchie.

Trop paresseux d’esprit pour se donner la peine d’étudier une idée qu’ils abominent, ils préfèrent s’en rapporter à l’affirmation que, tous les matins, leur apporte leur journal favori. Pour eux, une société anarchiste signifie : désordre, conflit permanent, lutte continuelle entre les individus.

D’après leur conception, l’idéal anarchiste ne peut-être qu’un retour vers la horde primitive ; les individus n’étant plus maintenus par la discipline, par le frein de l’autorité, ne pourront dans leur société, trouver d’occupation plus agréable que de se manger le nez ; les forts ne sauront autrement employer leur force qu’à opprimer et exploiter les faibles.

Pensez donc Monsieur « plus de société ! plus d’autorité ! plus d’organisation ! plus de famille ! plus rien, monsieur ! Les anarchistes veulent tout supprimer ! S’ils ne sont pas des criminels, ces gens là sont des fous, dont la société doit se débarrasser ».

Et comme une imbécillité est plus vite acceptée qu’une vérité, voilà une opinion toute faite qui se propage, court les foules, et dont on ne se débarrassera que très lentement et très difficilement.

Si vous dites à ces gens là que l’anarchie n’est pas ce qu’ils pensent. Que c’est une théorie (discutable comme toutes les théories), mais ayant ses faits, ses arguments, sa philosophie, et que, à l’heure présente, il existe une littérature richement fournie, destinée à expliquer ce que veulent les anarchistes, ils vous répondrons que, n’ayant pas de temps à perdre, ils n’ont pas besoin de lire ces élucubrations de fous pour savoir, mieux que vous, que l’anarchie ne tient pas debout, et n’est pas une théorie à l’usage des gens sensés.

Si, sans vous rebuter, vous vous mettez alors à développer certains aperçus de la théorie, ils vous répondrons alors : « L’initiative de l’individu ! son self-développement ! son autonomie ! ça, de l’anarchie ? vous voulez rire ? mais ça n’a rien de neuf. Il y a longtemps que ça existe en Amérique. Vous vous trompez, cher monsieur, ça n’est pas de l’anarchie. »

Et voilà des gens qui n’ayant jamais lu sur l’anarchie que ce qui émane de ses adversaires, prétendent connaître l’anarchie, la combattre et la terrasser. Par des lois, il est vrai, et non par des arguments. Mais comme les lois peuvent bien emprisonner les corps, mais non la pensée, elles restent inefficaces, et l’anarchie continue à faire fermenter les cerveaux.

Si, à raisonner de cette façon, il n’y avait que l’imbécile lecteur du Petit journal(ou de ses similaires) ne sachant se faire d’autre opinions que celle qu’il trouve toute faite dans la feuille qu’il a l’habitude de lire, cela n’aurait rien de surprenant et, malgré qu’ils soient la majorité, cela serait même de peu d’importance, étant donné que l’opinion de ces gens là ne compte pas aux jours de révolution ou de simple agitation, toujours entraînés qu’ils sont par les plus actifs. Mais, ce qui est plus désolant, c’est qu’il s’en trouve comme cela une foule qui passe pour avoir de l’intelligence, et qui parlent et écrivent sur l’anarchie et la sociologie, dans les mêmes conditions qu’en raisonne le lecteur du Petit Journal.

C’est qu’il est plus facile d’adopter une opinion courante, de parler à tort et à travers, que d’étudier l’objet de la question que l’on veut discuter, de l’analyser, et la retourner sous toutes ses faces, afin d’en parler en connaissance de cause.

Il y a si peu de gens voulant se donner la peine d’apprendre sérieusement, qu’il ne faut jamais s’étonner de voir accepter comme choses acquises et circuler dans le public un tas d’idioties que cinq minutes de raisonnement suffiraient à faire rejeter.

Et, pourtant, s’ils veulent se débarrasser de leurs maîtres politiques et économiques, il faudra que les individus sachent, au préalable, se débarrasser le cerveau de toute la crasse d’ignorance, d’opinions reçues, et de préjugés absurdes qui ont accumulé des siècles d’oppression et d’obscurantisme. Ce n’est que lorsqu’ils auront su briser les entraves factices que leur mettent les préjugés, que lorsqu’ils auront su s’affranchir intellectuellement, que les individus sauront briser les entraves matérielles que leur opposent ceux qui les tiennent sous la férule.

Tel est le premier travail que l’anarchie impose à ceux dont elle a réussi à pénétrer les cerveaux. Et il ne se fait pas en un jour. Ce n’est que graduellement et bien lentement que l’on se débarrasse de ses erreurs. Chaque erreur étouffée, chaque préjugé détruit, nous enseignant les moyens d’en détruire d’autres.

En commençant j’ai dit que je n’ai pas la prétention d’avoir réuni ici tous les moyens qui s’offrent à l’activité anarchiste, de même je n’ai pas la prétention de faire ici un évangile de l’anarchie. En anarchie, chaque individu pense et agit comme il l’entend.

Seulement, ce que je crois, c’est qu’il y a des moyens d’action qui sont en contradiction avec l’idée anarchiste.

Chacun pense et agit comme il l’entend, cela est certain, mais il ne suffit pourtant pas de coller une étiquette anarchiste à un acte bourgeois, pour que cet acte soit, subitement, un acte anarchiste.

C’est pourquoi, à côté de l’exposé des moyens d’action que suscite l’idée anarchiste, je ferai la critique des moyens que nous proposent d’aucuns qui se disent anarchistes, aussi bien que ceux présentés par de vendeurs d’orviétan politique, sous prétexte qu’ils doivent nous aider à réaliser d’une façon plus pratique l’idéal que nous poursuivons.
Quoique les progrès des idées anarchistes aient été énormes, étant donné le peu de moyens dont elles disposent, et leur relative jeunesse, elles n’ont pas pris encore un très grand développement.

Et si elles n’ont pas encore trouvé ce fort courant de sympathie qui entraîne parfois les masses vers les idées nouvelles, si le cerveau des travailleurs, (eux qui sont les premiers intéressés à désirer une transformation sociale) est, jusqu’à présent resté réfractaire à leur acceptation, la cause principale en est certainement, aux lois naturelles qui font que les cerveaux ne se pénètrent que lentement de toute idée qui rompt avec les préjugés reçus, avec tout ce que nous tenons de notre éducation faussée. Cependant, il faut avouer que la propagande anarchiste, qui a manqué de tactique, d’esprit de suite et de coordination, est faite à la diable.

Cela, du reste, était inévitable. Ce n’est que peu à peu que les individus apprennent à mettre d’accord leurs actes avec leur façon de penser ; ce n’est qu’en constatant les fautes commises que l’on s’aperçoit de tout ce que l’on n’avait pas envisagé.

Si la confusion a été dans les idées, c’est qu’une idée d’autant d’ampleur, ne peut sortir, spontanément, toute créée d’un cerveau. D’abord simple aspiration, vague et mal définie, il lui faut passer par la critique et différents cerveaux pour qu’elle acquière tout son développement.

Peu d’individus, à l’aurore d’une idée, peuvent la comprendre dans tout son ensemble, ou sont capables d’en tirer toutes les déductions qui en découlent.

Dans le domaine social, par exemple, les uns commencent par discuter l’appropriation individuelle, d’autres à saper l’autorité, non dans son ensemble, mais en certaines parties de ses détails, ceux qui se sont montrés à eux les plus arbitraires, les plus répulsifs.

Chacun porte ses coups sur la partie de l’organisme social qui lui semble la plus oppressive. Les remèdes qu’ils proposent ne font le plus souvent, que déplacer le mal sans le guérir ; d’autres viennent ensuite qui profitent de l’œuvre faite pour asseoir leurs critiques et élargir le débat, voyant les choses sur un plus large champ.

Ce n’est qu’après un long travail d’évolution que l’on peut arriver à coordonner toutes ces critiques, à les comparer les unes aux autres, à en faire la synthèse, et, plus tard, à en dégager une vision de l’avenir. Ce n’est que plus tard encore que, voyant les choses plus dans leur ensemble, que l’on cherche à adapter, d’une façon plus étroite aux idées que l’on se fait sur le futur, la ligne de conduite présente qui devra les réaliser.

Alors, c’est la lutte de tous les jours, qui s’engage contre l’ordre de choses existant, le futur cherche à se dégager du présent ; c’est la lutte de ce qui veut naître contre les institutions décrépites qui veulent se perpétuer. C’est le commencement de la révolution.
Sans avoir l’outrecuidance de formuler un code de l’anarchie, je crois cependant à la nécessité de passer en revue les divers moyens d’action, j’y crois d’autant plus, que l’idée ayant pris quelque extension, elle semble avoir perdu en profondeur et en intensité ce qu’elle a gagné en nombre. Beaucoup venus à l’idée par sentiment, par dilettantisme, par entraînement, ne se rendent pas compte de la somme d’efforts et d’abnégation que demande une idée qui a à lutter contre tout l’état social.

Venus avec toutes leurs idées fausses et politiques, toute leur ignorance des causes réelles, des maux dont nous souffrons, ils ont apporté avec eux, toute la pharmacopée politique, et s’imaginent avoir changé d’idées parce qu’ils y ont mis une étiquette nouvelle. Cela fait que, par certains côtés, l’anarchie semble vouloir dévoyer du chemin poursuivi jusqu’à présent.

Je sais bien que ceux qui agissent ainsi prétendent que c’est par largeur de vue, déclarant que, pour eux, tout moyen est bon, pourvu qu’il nous mène au but, et que c’est faire œuvre de sectarisme, montrer de l’étroitesse de vue, en repoussant tel ou tel moyen.

Seulement, à ce compte là, il serait très facile de s’accorder un brevet de tolérance et de penseur universel, en acceptant d’incorporer dans sa philosophie n’importe quelle idée, n’importe quelle action. Le mal est que lorsque l’on accepte tant de choses, c’est que l’on ne croit à rien ; cette philosophie peut bien vous faire tout accepter, tout excuser, mais elle ne vous mène pas à l’action contre ce qui est mauvais.

La largeur d’esprit, pour moi, consiste à savoir embrasser une question sous tous ses aspects — ceux du moins que l’état actuel de nos connaissances nous permet de distinguer — dans tous ses rapports avec les autres questions, et d’y modeler ensuite notre action en connaissance de cause.

Et lorsque, sous prétexte d’avancer l’idée anarchiste, quelques-uns emploient des moyens qui sont le contraire de l’anarchie, pourquoi ceux qui désapprouvent ces moyens n’auraient-ils pas le droit de le dire ? Sectaires ! c’est bientôt dit. Il faut l’être parfois pour ne pas se laisser détourner de son chemin.

Malgré que l’anarchie ne forme pas un parti comme les autres, avec des règles étroites, imposées par une majorité ou par des meneurs, on n’en a pas moins l’habitude d’attribuer aux anarchistes ce que peut dire ou faire un seul individu qui se dit anarchiste. Suffit-il que l’on ait mis à cet acte, à cet écrit, à ce discours, une épithète anarchiste, pour que, anarchiste, je n’ai plus le droit de la critiquer ? Ce serait l’autoritarisme le plus intolérable, puisqu’il ne tendrait rien moins qu’à me solidariser malgré moi, avec ce que ma façon de penser repousse de toutes ses forces.

La meilleure critique, je le sais, consiste à faire mieux que ce qu’on désapprouve. C’est à quoi doivent tendre tous nos efforts, mais, parfois, il est urgent de donner notre avis sur tel fait accompli, et nulle étiquette ne peut le soustraire à notre jugement.

Ce jugement, il est évident, ne comporte d’autre sanction ou obligation que pour celui qui l’émet d’agir dans le sens de la critique qu’il a formulée. Celui qui est critiqué reste toujours libre de continuer d’agir et de penser comme il l’entend, et, de son côté, de ne se solidariser qu’avec ce qui lui semble cadrer avec ses propres conceptions.

Chacun pense et agit comme il l’entend ; mais chacun reste libre d’accepter ou de repousser ce qui lui semble sortir des règles de sa propre logique. Et c’est de cette critique mutuelle des idées émises, des actes accomplis, que s’élabore peu à peu la synthèse générale de l’idée.

Jean Grave, L’Anarchie, son but, ses moyens, P.-V. Stock, Bibliothèque sociologique, n° 27, Paris, 1899.

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