SAHEL : Les belles lettres de la guerre française

17/08/2021
Image:SAHEL : Les belles lettres de la guerre française

« UNE NOUVELLE FORME DE GUERRE »
« La guerre se porte bien au Sahel »

En passant de « l’opération extérieure » à la « coalition internationale », Paris renforce son entreprise militaire au Sahel et promeut la montée en puissance des forces spéciales, à partir de la « Task Force » européenne Takuba.

Au centre de cette nouvelle stratégie, les actions de neutralisation ciblées seront accompagnées par la reprise des initiatives de contre-insurrection de la part des armées nationales, malienne, nigérienne et burkinabè en particulier.

Ce dispositif ignore la volonté de négocier avec les groupes islamistes des élites de Bamako et comporte le risque accru d’augmentation de pertes dans la population civile, victime principale du conflit.

À travers les déclarations du président Macron, les discours ou communiqués officiels et les commentaires d’observateurs crédités, on peut reconstruire le narratif d’une décision qui éloigne davantage les perspectives de paix dans la sous-région.

Dans le communiqué de presse du ministère français des Armées, publié le jeudi 22 juillet 2021, on lit :

« Deux cadres de l’EIGS viennent d’être neutralisés par les forces armées françaises sur renseignements consolidés. Ce nouveau résultat appuie la stratégie militaire française qui consiste à cibler les chefs et cadres terroristes afin d’affaiblir les groupes armés terroristes EIGS (État Islamique dans le Grand Sahel, ndr) et GSIM (Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans, ndr), respectivement affiliés à Daech et Al-Qaida ».

On fait part, dans ce texte, d’un changement de stratégie des forces françaises, avec « le passage à une logique de coopération renforcée », qui prend la place des modalités classiques de l’Opération extérieure (OPEX) française et/ou sous bannière onusienne.

Drone, Task Force Takuba

DE l’OPÉRATION À LA « COOPÉRATION RENFORCÉE »

Dans son allocution télévisée du 10 juin, Emmanuel Macron avait annoncé le changement de stratégie français : « l’idée est de passer d’une opération militaire à un dispositif de coopération » avec les forces armées internationales.

La dynamique de cette « reconfiguration » y est précisée :

« La transformation de l’opération Barkhane verra ainsi la Task Force Takuba devenir un des piliers de la lutte menée par la France et ses partenaires européens contre les groupes armés terroristes au Sahel. La France, avec ses partenaires sahéliens, européens et américains, reste résolument engagée contre le terrorisme au Sahel, et poursuivra ses actions de désorganisation du haut commandement des organisations terroristes sahéliennes. »

« Cibler les chefs et cadres terroristes », poursuivre les « actions de désorganisation du haut commandement des organisations terroristes sahéliennes » : les lettres du nouvel engagement français en terre sahélienne sont claires. Et les raisons de cette radicalisation des modes opératoires sont déclinées : « ce combat est une priorité absolue pour la sécurité du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, dont la stabilité a des conséquences directes sur la sécurité du continent et des citoyens européens ». L’énoncé sonne comme une évidence mais n’en est pas une, le commandement de la branche sahélienne d’Al-Quaïda ayant affirmé, à maintes reprises et depuis des années, que le sol français n’est pas inclus dans ses opérations.

En ce qui concerne le « partenariat » avec les alliés de marque, des détails sont donnés : « Les deux hommes (Issa Al Sahraoui et Abderahmane Al Sahraoui, ndr) ont été neutralisés lors d’une opération de la force Barkhane en coordination avec l’armée américaine… après des renseignements consolidés ».

Cette communication ne prête pas à ambiguïté.

« La France maintiendra un engagement significatif dans la région »
— Florence Parly, L’Opinion, 11 juin 2021

Si certains commentaires ont versé dans la confusion, laissant même croire à un désengagement progressif de la France, d’autres ont été pertinents. Celui de RFI (23 juillet) liste les axes de la nouvelle stratégie :

« La Task force européenne Takuba, la montée en puissance des armées sahéliennes, le Niger comme nouveau partenaire fort et le refus ferme de négociations avec les terroristes. »

Ce qui ne signifie pas la fin en perspective de l’opération Barkhane – qui en 2014 avait pris la place de Serval qui marqua le début, en janvier 2013, de l’intervention française – mais sa « transformation » : « L’impact et l’effet de la Task Force Sabre (unité des forces spéciales françaises, ndr) et des autres forces spéciales ne sont pas réalisables sans l’opération Barkhane », avait déclaré Macron en septembre 2020.

Entrainement et formation, Task Force Takuba

En synthèse : priorité est accordée « à cibler les chefs et cadres terroristes » pour la « désorganisation du haut commandement des organisations terroristes sahéliennes » et cela est constamment répété via des déclarations officielles incessantes : « Cette nouvelle opération entre dans le cadre de la stratégie de la France de cibler les chefs et les cadres terroristes », conclut le communiqué de l’état-major français sur l’opération du 21 juillet.

Ce qui dissipe tout doute sur la nature et les objectifs du nouveau dispositif militaire.

Ce dernier, qui avait été présenté par le président Macron le 10 juin, a été officialisé le 9 juillet, lors du sommet en visioconférence avec les pays du G5 Sahel (Mauritanie, Tchad, Mali, Niger, Burkina Faso).

Le chef de l’État français y avait souligné le rôle déterminant « des forces spéciales structurées autour de l’opération Takuba : les forces spéciales françaises, à travers la Task Force Sabre poursuivront la traque des organisations terroristes… Les forces françaises présentes dans le pays vont muscler le commandement actuel de la force Takuba. Les forces qui sont associées vont être intégrées à des unités de forces spéciales ».

Chef des armées tricolores, Macron dessine ainsi la chaîne de commandement internationale de l’ensemble des unités qui vont mener la guerre aux combattants islamistes.

Au sommet de la hiérarchie, la Task Force Sabre assume le commandement des troupes d’élite de la force européenne Takuba (qui en français veut dire sabre, une homonymie plus que symbolique…), mais aussi des cinq armées sahéliennes associées.

En réduisant par conséquent ses effectifs, la France ne va pourtant pas limiter la portée de ses opérations. Au contraire, elle en développe, avec ses « alliés », le volet de l’action secrète, psychologique, invisible.

Task Force Takuba

« UNE NOUVELLE FORME DE GUERRE »

Une doctrine qui est propre à son tout nouveau CEMA (Chef d’État-major des armées), le général Thierry Burckhardt. Dans ses discours publics, cet ancien légionnaire fait souvent référence à « une forme de guerre nouvelle, indiscernable et non revendiquée », qui se déroule avec des « modes d’action nouveaux, imprévisibles et plus insidieux, privilégiant l’intimidation et la manipulation ».

Or, pour certains analystes, ce changement de stratégie était dans l’air depuis un moment.

Directeur du Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix, une agence de l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie), Bruno Charbonneau a ainsi commenté sur son compte Twitter les propos de Macron :

« La restructuration de Barkhane était en chantier à partir de 2015. Elle a été accélérée suite à l’élection de Macron, qui voulait quelque chose de différent. Avec une attention particulière à l’architecture des forces de sécurité de l’Afrique de l’Ouest. La réduction des troupes (françaises, ndr) est un pas dans cette direction ».

« Restructuration de Barkhane », « Transformation de l’architecture des forces de sécurité de l’Afrique de l’Ouest » : dans les développements d’une stratégie de contre-insurrection, les commandos français de la Task Force Sabre vont jouer le rôle de pointe. Takuba est, officiellement, sous commandement de cette dernière. Les troupes d’élite des armées sahéliennes le seront aussi.

Il est emblématique que la restructuration de l’intervention française ait été dans les faits annoncée dès le 3 juin, une semaine avant le premier discours de Macron, par le général Vidaud – patron du Commandement des opérations spéciales (COS) et chef de la Task Force Sabre – lors d’une interview exceptionnelle sur la chaîne France 24.

Cet officier supérieur y informait le public des perspectives opérationnelles des forces françaises, mobilisées, dorénavant et surtout, dans les attaques ciblées. Premier nom sur la liste, celui d’Iyad Ag Ghali, le chef touareg du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) :

« Ag Ghali est la priorité numéro une puisque c’est lui qui est à l’origine des attentats de Ouagadougou…. pour nous, c’est la personne qu’il faut absolument réussir à capturer, voire neutraliser. »

En début d’année, devant la Commission Défense de l’Assemblée nationale, le général avait aussi esquissé le mandat de la Task Force Sabre :

« Elle mène des opérations de neutralisation, principalement contre la chaîne de commandement des principaux leaders d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) (auquel le GSIM est affilié, ndr) et de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS). »

Ainsi, un problème se pose entre la France et les Maliens depuis qu’en décembre 2019, lors des séances d’un Dialogue national inclusif (DNI), parmi d’autres résolutions, a été prise celle d’entamer des pourparlers avec Amadou Koufa et Iyad Ag Ghali « pour ramener la paix au Mali ».

Les membres de la société civile et les autorités de l’époque, dont l’ancien premier ministre Moctar Ouane, avaient conclu que la solution militaire seule ne pourrait pas ramener la paix. Lors de ces séances, nombreux intervenants ont souligné le manque de réussite de Barkhane dans l’amélioration des conditions de sécurité des populations. D’autres avaient mis en évidence le caractère endogène des certains groupes djihadistes dont l’agenda est surtout national, comme le GSIM, fort enraciné dans le centre du Mali.

« L’influence de l’imam Mahmoud Dicko inquiète la France. Ce chef religieux est la figure dominante de l’islam politique au Mali. Il souhaite engager le dialogue avec certains groupes jihadistes, en particulier la Katiba Macina d’Amadou Koufa, membre de l’alliance RVIM (Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans) liée à al-Qaïda. »
— Jean-Dominique Mercet, L’Opinion, 4 juin 2021

es experts, comme le Français Marc-Antoine Pérouse de Montclos, ont expliqué qu’il faut faire la différence entre « terroristes » et « insurgés » : si avec les premiers on ne discute pas, on peut négocier avec ces derniers. Et les combattants islamistes restent plutôt dans la deuxième catégorie… Pourtant, la France fait la sourde oreille et réitère systématiquement son opposition la plus ferme à tout dialogue avec les Djihadistes.

« Cette question est un serpent de mer dans la région depuis des années, et particulièrement au Mali », lit-on dans Le Parisien du 22 décembre 2020. Elle était revenue sur le devant de la scène en octobre, lors de la libération de quatre otages, dont la Française Sophie Pétronin.

Quoi qu’il en soit, la « reconfiguration » de la présence française va se faire via « le passage à une logique de coopération renforcée ». « Coopération renforcée » veut dire hiérarchisation des rôles, des fonctions et des tâches entre Paris et alliés, partenaires ou supplétifs, dans un cadre de planification secrète et de rigueur d’exécution.

L’emploi des troupes nigériennes est l’un des exemples de ce mécanisme aux pièces multiples. Considérées de « grande valeur combattante » par les militaires français, elles ont été intégrées au sein du Sous groupement tactique désert (SGTD) et du Groupement commando (GC) de la Force Barkhane.

Cependant, pour la mise sous commandement français de toutes les forces sur le terrain, il faut un feu vert officiel des autorités des pays du G5 Sahel. Celles-ci devront mettre leurs forces spéciales sous la houlette de l’appareil de coopération français, notamment de la Direction de la Coopération de sécurité et de défense (DCSD), qui est sous la tutelle du Quai d’Orsay, donc de Jean-Yves Le Drian.

On lit dans L’Opinion du 15 juin 2021, « La France va proposer prochainement à ses partenaires sahéliens de renforcer considérablement sa présence dans ce qui constitue le socle de leur appareil de défense ». Selon le général Bruno-Clément Bollé, ancien patron du DCSD, « il faut notamment des conseillers stratégiques auprès des ministres en charge des questions de défense et de sécurité, dans les états-majors des armées, dans les RH, les régies financières, les écoles d’officiers, les structures de renseignement ».

Task Force Takuba

À LA FRANCE LES OPÉRATIONS SPÉCIALES D’ASSASSINATS CIBLÉS, AUX ARMÉES NATIONALES LA RÉPRESSION

On aura remarqué que le récit de cette « ré-articulation » du dispositif de guerre insiste sur son caractère « resserré, recentré sur les opérations de contre-terrorisme ». Et à Macron de marteler que l’ « alliance » « aura vocation à faire des interventions strictement de lutte contre le terrorisme ». Pour donner une idée des opérations à exclure de ces « interventions strictement de lutte contre le terrorisme », le locataire de l’Élysée avait affirmé :

« Nous ne pouvons pas sécuriser des zones qui retombent dans l’anomie parce que les États décident de ne pas prendre leurs responsabilités, c’est impossible, ou alors c’est un travail sans fin. »

Le renvoi aux gouvernements des pays sahéliens de la responsabilité du contrôle des zones qui échappent à leur autorité signifie aussi la fin, de la part de la France, des « opérations d’envergure susceptibles d’exposer la vie des soldats à des embuscades ou des engins explosifs improvisés », qui seront remplacées par « des opérations ciblées des forces spéciales, par du renseignement et par des frappes aériennes », selon l’antenne France 24, le 12 juin. La journaliste Mathieu Mabin, ancien officier de l’armée française, y précise qu’ « il s’agit d’interrompre les opérations lourdes qui consistaient à chasser avec des véhicules lourds des djihadistes très mobiles pour privilégier des modes d’action plus légers ».

La répartition des rôles qui en découle exempte ainsi Paris de l’intervention directe dans le « sale boulot » de répression dans les zones insurgées, fonction entièrement déléguée aux armées nationales, à celle du Mali en particulier.

Cette dernière est systématiquement épinglée pour des violences en tout genre commises contre les civils. « La faiblesse de la protection des civils par l’État (malien, ndr) menace l’existence du pays… Il est grave de constater que les populations civiles subissent aussi des violences de la part des Forces de Défense et de Sécurité Maliennes (FDSM) censées les protéger », a déclaré le 6 août l’expert onusien Alioune Tine après une enquête officielle menée pendant 11 jours au Mali. 43 exécutions extrajudiciaires de la part de l’armée de Bamako ont été répertoriées entre avril et juin 2021 par la MINUSMA (Mission des Nations unies pour la stabilisation du Mali).

VERS UN IRRÉVERSIBLE PROCESSUS « D’IRAKISATION » ?

Entre temps, la guérilla des groupes islamistes, en rien intimidés par le « nouveau cours » de l’armée française, a redoublé d’intensité. Les attaques contre les Casques bleus, les forces de sécurité et les milices supplétives des armées se sont multipliées au Mali, au Niger et au Burkina Faso et font craindre un processus d’irakisation irréversible.

A partir du 10 juin, date du premier discours de Macron, Guerre Moderne a recensé 44 incidents graves, œuvre de combattants djihadistes, dans lesquels ont perdu la vie des dizaines de civils, nombreux soldats des armées sahéliennes et un militaire français.

Dans le chaos qui s’installe, le GSIM a annoncé de son côté, en date 26 juillet, et pendant qu’il poursuit ses offensives militaires, « une campagne sécuritaire dans la région de Kidal contre voleurs et bandits des grands chemins »…

La guerre se porte bien au Sahel. Elle se portera encore mieux dès que les rouages du nouveau dispositif seront davantage huilés. Avec un prix exorbitant en vies civiles et l’expansion progressive du théâtre des opérations.

Illustrations :
Capture d’écran,
Takuba : au Mali avec les forces spéciales européennes (#JDEF),
Youtube, 12 juillet 2021.
Le JDEF (Journal de la Défense) est une chaîne officielle du ministère des Armées françaises.

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