Standing Rock, une « bouleversante contre-souveraineté »

2/06/2021
Image:Standing Rock, une « bouleversante contre-souveraineté »

Nations autochtones d’Amérique
OPERATION SPECIALE

C’était il y cinq ans. Le 1er avril 2016 commençait le rassemblement de toutes les nations autochtones d’Amérique, pour défendre la réserve des Sioux de Standing Rock – où Sitting Bull a été tué –, contre un pipe-line dévastateur destiné à passer sur les terres sacrées de la tribu. Le plus important rassemblement indien depuis un siècle…

Des djihadistes : c’est ainsi que les agents de sécurité privés désignaient les hommes et femmes amérindiens rassemblés à Standing Rock pour tenter d’empêcher un oléoduc de profaner leurs terres. Ils ne se considéraient pas eux-mêmes comme manifestants. Ils se définissaient, plutôt, comme des « protecteurs de l’eau ». Majoritairement pacifiques, ils se rassemblaient dans des campements de Standing Rock, venant de nations indigènes de tout le pays.

Protecteurs de l'eau #NoDAPL

Mais pour TigerSwan – la société de sécurité privée engagée pour protéger l’oléoduc Dakota access (DAPL) –, ces hommes et femmes indigènes représentaient « une insurrection idéologiquement motivée, dans laquelle la religion occupe une place importante » qui « suivait en général le modèle djihadiste d’insurrection ». Dans ses échanges internes, TigerSwan traitait ce qui se voulaient protecteurs de l’eau de « terroristes », leurs actions d’« attaques », et leurs campements de « champs de bataille ».

Déployant les techniques classiques de la guerre moderne, TigerSwan se mit à collecter autant d’informations que possible sur les personnes réunies à Standing Rock. Ayant recourt à la surveillance aérienne comme à l’écoute des ondes radio, elle a infiltré les campements et les mouvements d’activistes. TigerSwan recueillait toutes les informations disponibles sur les réseaux sociaux – analysées dans des « rapports de situation ». Des « Notes de renseignement » quotidiennes étaient aussi produites.

Ainsi que des listes de « personnes sensibles », et des collection de photos de manifestants, comme leurs numéros de plaques d’immatriculation. Tous ces renseignements étant partagés avec de multiples organismes de sécurité tant au niveau fédéral qu’au niveau de l’État, parmi lesquels le FBI (la police fédérale), mais aussi le ministère de l’intérieur comme celui de la justice, le Marshals Service (agence de police du gouvernement fédéral), le Bureau des affaires indiennes, ainsi que les services du procureur du Dakota du Nord, la police locale et la police d’État.

TigerSwan a ensuite déployé les tactiques classiques de la guerre moderne. Essayant de susciter la division parmi les défenseurs de l’eau, un rapport du 3 octobre 2016 décrit comment TigerSwan a utilisé ses renseignements pour exploiter « d’une part, de failles entre amérindiens et non-amérindiens et, d’autre part, de failles parmi les amérindiens, entre éléments pacifiques et violents, notant que cela était “crucial dans son effort pour délégitimer le mouvement anti-DAPL” ».

Contre le Dakota Access Pipeline

TigerSwan invente et diffuse des informations critiques à l’égard des manifestations de Standing Rock sur les réseaux sociaux.

Comme les journalistes d’investigation de The Intercept l’ont découvert :

« Dans un rapport interne daté du 4 mai, un agent de TigerSwan décrit l’effort déployé pour amasser des renseignements numériques et de terrain qui permettraient à la compagnie de “trouver, régler, et éliminer” (“find, fix, and eliminate”) les oppositions au pipeline – un inquiétant écho au “trouver, régler, achever” (“find, fix, finish”), un terme militaire utilisé par les forces spéciales durant les actions criminelles du gouvernement contre des cibles terroristes. »

TigerSwan établit des parallèles avec l’Afghanistan post-soviétique. L’entreprise de sécurité préconise la répression du mouvement à base de pratiques contre-insurrectionnelles :

« Alors que nous nous attendons à voir l’expansion continue de la diaspora anti-DAPL… une préparation agressive, en termes de renseignements, du champ de bataille, et une coordination active entre les éléments de renseignement et de sécurité sont désormais une méthode qui a fait ses preuves pour vaincre les insurrections du pipeline ».

Manifestants contre Donald Trump pour le Dakota Access Pipeline

Et TigerSwan prévenait que « les individus qui ont combattu [pour le pipeline] appliqueraient un modèle de post-insurrectionnel après l’effondrement [de leur combat] ».

La chronologie de la répression que The Intercept a établi raconte de manière accablante comment la guerre moderne est utilisée contre les citoyens américains : ramenant sur le sol domestique les mentalités, techniques et équipements de la guerre en Irak et en Afghanistan – les hommes, femmes et technologies mêmes de la contre-insurrection.

Ce n’est pas surprenant.

La société de sécurité privée, TigerSwan, était dès le départ contractant de l’armée américaine et du département d’État durant les premières phases de la « guerre globale à la terreur » – en compétition avec Blackwater. Dans la même lignée que les programmes RAND au Vietnam, que Malcolm Gladwell revisite dans son enquête sur le Saigon de 1965 [Revisionist history, juin 2016], ces contracteurs privés vivent et respirent à travers les dogmes de la guerre moderne, mais sur le sol américain maintenant.

Comme on pouvait s’y attendre, la répression sera rapide et douloureuse. Imprégnée par des générations d’hostilité à l’encontre de la petite minorité indigène du Dakota du Nord, et déterminée par le fort intérêt économique à voir la construction de ce pipeline, une force policière a employé une série de tactiques contre-insurrectionnelles graduées contre la tribu et ses soutiens.

Finalement, des unités de police locales, étatiques, extra-étatiques et fédérales, y compris des troupes de la Garde Nationale ont déployé une force hyper-militarisée avec un équipement et des armes militaires, des canons à son, des canons à eau, des balles en caoutchouc pour écraser les « défenseurs de l’eau ».

Cette réponse militarisée brutale au mouvement Standing Rock a été le résultat de mois de contrôles contre-insurrectionnels, et a débouché sur une répression massive en novembre 2016 puis, finalement, l’évacuation des campements en février 2017.

La police a tourné ses canons à eau contre les manifestants dans des températures glaciales – des tactiques qui rappellent les pires jours de répression des mouvements pour les droits civiques à Birmingham, en Alabama [En 1963. L’usage massifs de canons à eau et de chiens contre des manifestations non-violentes d’enfants avait scandalisé l’opinion et marqué une victoire de la campagne contre la ségrégation de Martin Luther King.]

Arrestations massives par “nasses”, et toute la gamme des armes « non-létales » ont été utilisées : des canons à son, du gaz poivre, des tasers, des armes de poing, du gaz lacrymogène, et toutes sortes de balles “non-létales”, comme des balles en caoutchouc. Une jeune femme, Sophia Wilansky, âgée de 21 ans, a été grièvement blessée par un projectile de police qui a arraché tous les muscles de son bras.

Ce qui est arrivé à Standing Rock est une illustration exemplaire de la contre-révolution américaine : depuis le 11 septembre, les États-Unis se sont tournés vers un modèle de contre-insurrection pour gouverner non seulement à l’extérieur mais aussi à l’intérieur, qui opère par une collecte maximale d’informations, le ciblage d’ennemis intérieurs imaginaires, et la pacification de la population générale : les trois stratégies centrales de la guerre non-conventionnelle. Les États-Unis ont ramené à la maison les mentalités et les logiques, les techniques et les tactiques, et tout l’équipement de la guerre en Irak et en Afghanistan. Ils ont importé la guerre moderne, et les hommes et femmes à Standing Rock sont devenus l’ennemi intérieur.

Le mouvement de Standing Rock s’est appuyé sur des décennies, ou plutôt des siècles de résistance à une dépossession et une déshumanisation continues – ou, pour reprendre les mots de Leanne Betasamosake Simpson, sur quatre siècles de « conquête, génocide, dépossessions massives, exploitation capitaliste sans limite, hétéropatriarchie, suprématie blanche et apocalypse environnementale ».

Elle fait suite à une longue et sombre histoire. Comme le souligne l’historien indigène Nick Estes dans sa contextualisation historique des manifestations de Standing Rock, ce n’était pas la première fois que Standing Rock était le lieu d’une résistance anticoloniale. Standing Rock a ainsi été le lieu d’un rassemblement de masse de milliers de personnes de plus de 90 nations amérindiennes en 1974, et a résulté dans l’établissement de l’International Indian Treaty Council (« Conseil international des Traités indiens »).

« À Standing Rock, plus de 90 nations indiennes de toute la planète ont construit les fondations de ce qui est devenu quatre décennies d’actions aux Nations-Unies et les bases pour la déclaration de 1997 sur les droits des peuples indigènes », écrit Estes.

En dépit de la continuité et de cette histoire longue, le mouvement de Standing Rock était, en même temps, un soulèvement unique : une histoire américaine de continuation de la lutte anticoloniale ; un campement qui fonctionnait comme une réinstallation ; un rassemblement de souverainetés multiples comme forme de « contre-souveraineté » ; une certaine spiritualité liée à la terre et à l’eau ; et, bien sûr, la cible de stratégies contre-insurrectionnelles.

Le rassemblement unique qui s’est tenu à Standing Rock était moins une occupation comme toutes les formes de désobéissances politiques d’Occupy Wall Street à Nuit Debout, qu’une refondation. En même temps, Standing Rock n’était pas qu’un rassemblement d’individus – comme sur la place Tahrir ou le parc Zuccoti – mais une assemblée de nations soutenues par des personnes diverses.

“ReZpect Our Water”
“ReZpect Our Water” – logo des “water runners”

Standing Rock a représenté un effort d’imaginer une « contre-souveraineté », comme l’écrit Estes – une « bouleversante contre-souveraineté ». Mais en dépit de ça, Standing Rock aura été traité comme une insurrection et attaqué avec les moyens de la contre-insurrection.

Et en dépit de toute la violence d’État, une des seules conséquences légales de la violente répression du mouvement a été l’adoption de nouvelles lois anti-manifestations. La tragédie à Standing Rock n’est que surpassée, aujourd’hui, par la violence de ces nouvelles loi anti-manifestations – que je discuterai dans la deuxième partie de cet exposé [« Une nouvelle vague de lois anti-manifestations »].

En ce qui concerne la nouvelle administration présidentielle, ses initiatives sont mitigées. Quelques heures après son inauguration, le président Joe Biden a bien annulé le permis pour le pipeline Keystone XL accordé par l’ex-président Donald Trump. Le Keystone est un autre pipeline de près de 2000 kilomètres de long, conçu par un conglomérat canadien, TC Energy, qui aurait transporté environ 132 millions de litres de pétrole brut des sables bitumineux de l’Alberta, au Canada, à travers le Montana, le Dakota du Sud et le Nebraska, où il se raccorderait à un pipeline Keystone existant pour délivrer le pétrole vers le golfe du Mexique.

Mais ce 3 mai, jour de la Terre, Joe Biden autorisait la poursuite de l’exploitation du DAPL…

Bernard E. Harcourt

À suivre sur Guerre Moderne : Une nouvelle vague de lois anti-manifestations

Standing Rock, une « bouleversante contre-souveraineté »

Illustrations : Dakota Access Pipeline protests, Wikipedia.
Illustration principale :
Debout avec Standing Rock ! Marche et rassemblement pacifiques à Seattle, WA. Par John Duffy. Des tambourinaires et d’autres militants autochtones marchent en solidarité avec le peuple des Sioux de Standing Rock dans leur lutte contre le Dakota Access Pipeline. 16 septembre 2016. CC BY 2.0

 Vos commentaires

Articles référencés 

Accusations de “terrorisme” : à qui le tour ?
23/04/2024
[Radio] Enseignants en lutte dans le 93 et ailleurs
23/04/2024
L’aide humanitaire à Gaza a été coupé sur la base d’un mensonge
23/04/2024

 Globales | 2019 · 2022