L’Entr’aide, un facteur de l’évolution

Ad Nauseam - 18/11/2010
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"La lutte pour l’existence et l’association pour la lutte"
Pierre Kropotkine

L’Entr’aide, un facteur de l’évolution, d’après l’édition Alfred Costes, 1938. (Première édition : 1906)

Chapitre VII : L’ENTR’AIDE CHEZ NOUS.

Révoltes populaires au commencement de la période des États. - Institutions d’entr’aide de l’époque actuelle. - La commune villageoise ; ses luttes pour résister à l’abolition par l’État. - Habitudes venant de la vie des communes villageoises et conservées dans nos villages modernes. - Suisse, France, Allemagne, Russie.

La tendance à l’entr’aide chez l’homme a une origine si lointaine et elle est si profondément mêlée à toute l’évolution de la race humaine qu’elle a été conservée par l’humanité jusqu’à l’époque actuelle, à travers toutes les vicissitudes de l’histoire. Elle se développa surtout durant les périodes de paix et de prospérité : mais, même lorsque les plus grandes calamités accablèrent les hommes - lorsque des régions entières furent dévastées par des guerres, et que des populations nombreuses furent décimées par la misère, ou gémirent sous le joug de la tyrannie - la même tendance continua d’exister dans les village et parmi les classes les plus pauvres des villes ; elle continua à unir les hommes entre eux et, à la longue, elle réagit même sur les minorités dominatrices, combatives et dévastatrices, qui l’avaient rejetée comme une sottise sentimentale. Et chaque fois que l’humanité eut à créer une nouvelle organisation sociale, correspondant à une nouvelle phase de son évolution, c’est de cette même tendance, toujours vivante, que le génie constructif du peuple tira l’inspiration et les éléments du nouveau progrès. Les nouvelles institutions économiques et sociales, en tant qu’elles furent une création des masses, les nouveaux systèmes de morale et les nouvelles religions ont pris leur origine de la même source ; et le progrès moral de notre race, vu dans ses grandes lignes, apparaît comme une extension graduelle des principes de l’entr’aide, de la tribu à des agglomérations toujours de plus en plus nombreuses, jusqu’à ce qu’enfin il embrasse un jour l’humanité entière, avec ses différentes croyances, ses langues et ses races diverses.

Après avoir traversé l’état de tribu sauvage, puis de commune villageoise, les Européens étaient arrivés à trouver au moyen âge une nouvelle forme d’organisation qui avait l’avantage de laisser une grande latitude à l’initiative individuelle, tout en répondant largement au besoin d’appui mutuel de l’homme. Une fédération de communes villageoises, couverte d’un réseau de guildes et de fraternités, vit le jour dans la cité du moyen âge. Les immenses résultats atteints par cette nouvelle forme d’union - le bien-être pour tous, le développement des industries, des arts, des sciences et du commerce - ont été analysés dans les deux chapitres précédents ; et nous avons essayé d’expliquer aussi pourquoi, vers la fin du XVe siècle, les républiques du moyen âge - entourées par les domaines de seigneurs féodaux hostiles, incapables de libérer les paysans de la servitude et corrompues peu à peu par les idées du césarisme romain - se trouvèrent condamnées à devenir la proie des États militaires qui commençaient à se développer.

Cependant, avant de se soumettre durant les trois siècles suivants à l’autorité absorbante de l’État, les masses du peuple firent un formidable effort pour reconstituer la société sur l’ancienne base de l’entr’aide et du soutien mutuel. On sait aujourd’hui que le grand mouvement de la Réforme ne fut pas une simple révolte contre les abus de l’Église catholique. Il avait aussi son idéal constructif, et cet idéal était la vie en communes fraternelles et libres. Ceux des premiers écrits et des premiers sermons de la Réforme qui touchèrent le plus le cœur des masses étaient imbus des idées de fraternité économique et sociale. Les « Douze Articles » et les professions de foi du même genre, qui circulaient parmi les paysans et les artisans allemands et suisses, ne soutenaient pas seulement le droit pour chacun d’interpréter la Bible suivant son propre jugement : elles demandaient aussi la restitution des terres communales aux communes villageoises, et l’abolition des servitudes féodales. Toujours on y faisait appel à la « vraie » foi - une foi de fraternité. A la même époque, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes se réunissaient aux confréries communistes de Moravie, leur donnant toute leur fortune et formant des établissements nombreux et prospères, organisés d’après les principes du communisme256 .

Des massacres en masse, par milliers, purent seuls arrêter ce mouvement populaire très étendu, et ce fut par l’épée, le feu et la torture que les jeunes États assurèrent leur première et décisive victoire sur les masses257 .

Pendant les trois siècles suivants, les États, tant sur le Continent que dans les Îles Britanniques, travaillèrent systématiquement à anéantir toutes les institutions dans lesquelles la tendance à l’entr’aide avait autrefois trouvé son expression. Les communes villageoises furent privées de leurs assemblées populaires, de leurs tribunaux et de leur administration indépendante ; leurs terres furent confisquées. Les guildes furent spoliées de leurs biens et de leurs libertés et placées sous le contrôle de l’État, à la merci du caprice et de la vénalité de ses fonctionnaires. Les cités furent dépouillées de leur souveraineté, et les principaux ressorts de leur vie intérieure - l’assemblée du peuple, la justice et l’administration élues, la paroisse souveraine et la guilde souveraine - furent annihilés ; les fonctionnaires de l’État prirent possession de chacune des parties qui formaient auparavant un tout organique.

Sous cette politique funeste et pendant les guerres sans fin qu’elle engendra, des régions entières, autrefois populeuses et riches, furent totalement ruinées et dévastées ; des cités florissantes devinrent des bourgs insignifiants ; les routes mêmes qui les unissaient à d’autres cités devinrent impraticables. L’industrie, l’art et la science tombèrent en décadence. L’instruction politique, scientifique et juridique fut mise au service de l’idée de centralisation de l’État. On enseigna, dans les universités et dans les églises, que les institutions, qui avaient permis aux hommes d’exprimer autrefois leur besoin d’entr’aide, ne pouvaient être tolérées dans un État bien organisé. L’État seul pouvait représenter les liens d’union entre ses sujets. Le fédéralisme et le « particularisme » étaient les ennemis du progrès, et l’État était le seul initiateur du progrès, le seul vrai guide vers le progrès. A la fõn du XVIIIe siècle les rois dans l’Europe centrale, le Parlement dans les Îles Britanniques, et la Convention révolutionnaire en France, bien que tous ces pays fussent en guerre les uns contre les autres, étaient d’accord entre eux pour déclarer qu’aucune union distincte entre citoyens ne devait exister dans l’État ; que les travaux forcés ou la mort étaient les seuls châtiments qui convinssent aux travailleurs qui oseraient entrer dans des « coalitions ». « Pas d’état dans l’État ! » L’État seul et l’Église d’État doivent s’occuper des affaires d’intérêt général, tandis que les sujets doivent représenter de vagues agglomérations d’individus, sans aucun lien spécial, obligés de faire appel au gouvernement chaque fois qu’ils peuvent sentir un besoin commun. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, ce fut la théorie et la pratique en Europe. On regardait avec méfiance jusqu’aux sociétés commerciales et industrielles. Quant aux travailleurs, leurs associations étaient traitées comme illégales en Angleterre jusqu’au milieu du XIXe siècle et dans le reste de l’Europe jusqu’en ces vingt dernières années. Tout le système de notre éducation d’État fut tel que, jusqu’à l’époque actuelle, même en Angleterre, une grande partie de la société considéra comme une mesure révolutionnaire la concession de ces mêmes droits que chacun, fût-il homme libre ou serf, exerçait il y a cinq cents ans dans l’assemblée populaire de son village, dans la guilde, la paroisse, la cité.

L’absorption de toutes les fonctions par l’État favorisa nécessairement le développement d’un individualisme effréné, et borné à la fois dans ses vues. A mesure que le nombre des obligations envers l’État allait croissant, les citoyens se sentaient dispensés de leurs obligations les uns envers les autres. Dans la guilde - et, au moyen âge, chacun appartenait à quelque guilde ou fraternité - deux « frères » étaient obligés de veiller chacun à leur tour un frère qui était tombé malade ; aujourd’hui on considère comme suffisant de donner à son voisin l’adresse de l’hôpital public le plus proche. Dans la société barbare, le seul fait d’assister à un combat entre deux hommes, survenu à la suite d’une querelle, et de ne pas empêcher qu’il ait une issue fatale, exposait à des poursuites comme meurtrier ; mais avec la théorie de l’État protecteur de tous, le spectateur n’a pas besoin de s’en mêler : c’est à l’agent de police d’intervenir, ou non. Et tandis qu’en pays sauvage, chez les Hottentots par exemple, il serait scandaleux de manger sans avoir appelé à haute voix trois fois pour demander s’il n’y a personne qui désire partager votre nourriture, tout ce qu’un citoyen respectable doit faire aujourd’hui est de payer l’impôt et de laisser les affamés s’arranger comme ils peuvent. Aussi la théorie, selon laquelle les hommes peuvent et doivent chercher leur propre bonheur dans le mépris des besoins des autres, triomphe-t-elle aujourd’hui sur toute la ligne - en droit, en science, en religion. C’est la religion du jour, et douter de son efficacité c’est être un dangereux utopiste. La science proclame hautement que la lutte de chacun contre tous est le principe dominant de la nature, ainsi que des sociétés humaines. La biologie attribue à cette lutte l’évolution progressive du monde animal. L’histoire adopte le même point de vue, et les économistes, dans leur ignorance naïve, rapportent tout le progrès de l’industrie et de la mécanique moderne aux « merveilleux effets » du même principe. La religion même des prédicateurs de l’église est une religion d’individualisme, légèrement mitigée par des rapports plus ou moins charitables avec les voisins - particulièrement le dimanche. Hommes d’action « pratique » et théoriciens, hommes de science et prédicateurs religieux, hommes de loi et politiciens, tous sont d’accord sur un point : l’individualisme, disent-ils, peut bien être plus ou moins adouci dans ses conséquences les plus âpres par la charité, mais il reste la seule base certaine pour le maintien de la société et son progrès ultérieur.

Il semblerait, par conséquent, inutile de chercher des institutions ou des habitudes d’entr’aide dans notre société moderne. Que pourrait-il en rester ? Et cependant, aussitôt que nous essayons de comprendre comment vivent les millions d’êtres humains, et que nous commençons à étudier leurs rapports de chaque jour, nous sommes frappés de la part immense que les principes d’entr’aide et d’appui mutuel tiennent encore aujourd’hui dans la vie humaine. Quoique la destruction des institutions d’entr’aide ait été poursuivie, en pratique et en théorie depuis plus de trois ou quatre cents ans, des centaines de millions d’hommes continuent à vivre avec de telles institutions ; ils les conservent pieusement et s’efforcent de les reconstituer là où elles ont cessé d’exister. En outre, dans nos relations mutuelles, chacun de nous a ses mouvements de révolte contre la foi individualiste qui domine aujourd’hui, et les actions dans lesquelles les hommes sont guidés par leurs inclinations d’entr’aide constituent une si grande partie de nos rapports de chaque jour que si de telles actions pouvaient être supprimées, toute espèce de progrès moral serait immédiatement arrêtée. La société humaine elle-même ne pourrait pas se maintenir pour la durée d’une seule génération.

Ces faits, pour la plupart négligés par les sociologues, et cependant d’importance capitale pour la vie et pour le progrès de l’humanité, nous allons maintenant les analyser, en commençant par les institutions permanentes d’entr’aide et passant ensuite aux actes d’aide mutuelle qui ont leur origine dans des sympathies personnelles ou sociales.

* * *

Lorsque nous considérons la constitution actuelle de la société en Europe, nous sommes frappés immédiatement de ce fait que, quoique tant d’efforts aient été faits pour détruire la commune du village, cette forme d’union continue à exister - nous allons voir tout à l’heure jusqu’à quel degré - et que beaucoup de tentatives se font aujourd’hui, soit pour la reconstituer sous une forme ou une autre, soit pour lui trouver quelque substitut. La théorie courante, en ce qui regarde la commune du village, est que dans l’Ouest de l’Europe elle est morte de sa mort naturelle, parce que la possession en commun du sol s’est trouvée incompatible avec les besoins de l’agriculture moderne. Mais la vérité est que nulle part la commune villageoise n’a disparu du gré de ceux dont elle se composait ; partout, au contraire, il a fallu aux classes dirigeantes plusieurs siècles d’efforts persistants, quoique pas toujours couronnés de succès, pour abolir la commune et confisquer les terres communales.

En France les communes villageoises commencèrent à être privées de leur indépendance et à être dépouillées de leurs terres dès le XVIe siècle. Cependant, ce fut seulement au siècle suivant, lorsque la masse des paysans fut réduite par les exactions et les guerres à cet état d’asservissement et de misère, décrit par tous les historiens, que le pillage des terres communales devint aisé et atteignit des proportions scandaleuses. « Chacun s’en est accommodé selon sa bienséance... On les a partagées... pour dépouiller les communes, on s’est servi de dettes simulées258 . » Naturellement le remède de l’État à de tels maux fut de rendre les communes encore plus asservies à l’État et de les piller lui-même. En effet, deux années plus tard tout le revenu en argent des communes était confisqué par le roi. Quant à l’appropriation des terres communales par les particuliers, le mal empira continuellement, et, au siècle suivant, les nobles et le clergé avaient déjà pris possession d’immenses étendues de terres - la moitié de l’espace cultivé suivant certaines estimations - le plus souvent pour les laisser en friche259 . Cependant les paysans maintinrent encore leurs institutions communales, et jusqu’à l’année 1787 les assemblées populaires des villages, composées de tous les chefs de famille, avaient l’habitude de se réunir à l’ombre du clocher ou d’un arbre, pour partager et repartager ce qu’ils avaient conservé de leurs champs, pour répartir les impôts et pour élire leurs membres exécutifs, exactement comme le mir russe le fait encore aujourd’hui. Cela est prouvé par les recherches de Babeau260 .

Le gouvernement trouva cependant les assemblées populaires « trop bruyantes », trop désobéissantes et les remplaça, en 1787, par des conseils élus, composés d’un maire et de trois à six syndics, choisis parmi les plus riches paysans. Deux ans plus tard l’Assemblée Constituante révolutionnaire, qui était sur ce point d’accord avec l’ancien régime, ratifia entièrement cette loi (le 14 décembre 1789) et ce fut le tour des bourgeois du village de piller les terres communales, ce qu’ils s’empressèrent de faire pendant toute la période révolutionnaire. Cependant, le 16 août 1792, la Convention, sous la pression des insurrections de paysans, décida de rendre aux communes les terres qui leur avaient été enlevées depuis deux siècles par les seigneurs, laïques et religieux261 ; mais elle ordonna en même temps que ces terres seraient divisées en parts égales et seulement entre les paysans les plus riches (les citoyens actifs), - mesure qui provoqua de nouvelles insurrections et fut abrogée l’année suivante, en 1793 ; l’ordre fut donné alors de diviser les terres communales entre tous les membres de la commune, riches et pauvres, « actifs et inactifs ».

Ces deux lois, cependant, étaient tellement opposées aux conceptions des paysans qu’elles ne furent point obéies, et partout où les paysans avaient pu reprendre possession d’une partie de leurs terres, ils les gardèrent indivises. Mais alors vinrent les longues années de guerre, et les terres communales furent simplement confisquées par l’État (en 1794) comme hypothèques pour les emprunts de l’État : comme telles, elles furent mises en coupe réglée et en vente ; puis elles furent de nouveau rendues aux communes et confisquées encore une fois (en 1813). Enfin en 1816, ce qu’il en restait, c’est-à-dire plus de 5.000.000 d’hectares des terres les moins productives, fut rendu aux communes villageoises262 . Cependant ce ne fut pas la encore la fin des tribulations des communes. Chaque nouveau régime vit dans les terres communales un moyen de récompenser ses partisans, et trois lois (la première en 1837 et la dernière sous Napoléon III) furent promulguées pour amener les communes villageoises à partager leurs domaines. Trois fois ces lois durent être abrogées, à cause de l’opposition qu’elles rencontrèrent dans leurs villages ; mais chaque fois on prenait quelque chose et Napoléon III, sous prétexte d’encourager les méthodes perfectionnées d’agriculture, accordait de grand domaines, pris sur les terres communales, à plusieurs de ses favoris.

Quant à l’autonomie des communes de village, que pouvait-il en rester après tant de coups ? Le maire et les syndics n’étaient regardés que comme des fonctionnaires non payés du mécanisme de l’État. Aujourd’hui même, sous la Troisième République, il est difficile de faire quoi que ce soit dans une commune sans mettre en mouvement toute l’énorme machine de l’État, jusqu’aux préfets et aux ministres. Il est à peine croyable, et cependant il est vrai que lorsque, par exemple, un paysan veut payer en argent sa part de l’entretien d’une route communale, au lieu d’aller lui-même casser les pierres nécessaires, il ne faut pas moins que l’approbation de douze différents fonctionnaires de l’État. Cinquante-deux actes différents doivent être accomplis et échangés entre ceux-ci, avant qu’il soit permis au paysan de payer cet argent au Conseil municipal. Et tout est à l’avenant263 .

Ce qui eut lieu en France eut lieu partout dans l’Ouest et dans le Centre de l’Europe. Même les dates principales des grands assauts qu’eurent à subir les terres des paysans se correspondent. Pour l’Angleterre, la seule différence est que la spoliation fut accomplie par des actes séparés plutôt que par de grandes mesures générales - avec moins de hâte, mais plus complètement qu’en France. La saisie des terres communales par les seigneurs commença aussi au XVe siècle, après la défaite de l’insurrection des paysans de 1380 - comme on le voit d’après l’Historia de Rossus et d’après un statut de Henry VII, dans lequel ces saisies sont mentionnées et sont qualifiées d’énormités et de dommages préjudiciables au bien commun264 . Plus tard, la Grande Enquête fut commencée, comme on sait, sous Henri VIII dans le but d’empêcher l’accaparement des terres communales ; mais elle se termina par la sanction de ce qui avait été fait265 . Les terres communales continuèrent d’être pillées, et les paysans furent chassés de la terre. Mais c’est surtout à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle que, en Angleterre comme partout ailleurs, on s’appliqua systématiquement à détruire jusqu’aux vestiges de la propriété communale. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les propriétés communales aient disparu, mais il est surprenant, au contraire, que certaines aient pu être conservées, même en Angleterre, jusqu’à être « très répandues encore à l’époque des grands-pères de la génération actuelle266 ». Le but même des « Actes de Clôture » (Enclosure Acts), comme l’a montré M. Seebohm, était de supprimer ce système267 , et il fut si bien supprimé par près de quatre mille actes promulgués entre 1760 et 1844 que de faibles traces seulement en sont conservées aujourd’hui. Les terres des communes villageoises furent saisies par les seigneurs, et dans chaque cas particulier l’appropriation fut sanctionnée par un acte du Parlement. En Allemagne, en Autriche, en Belgique, la commune villageoise fut détruite aussi par l’État. Les cas où les propriétaires de biens communaux partagèrent eux-mêmes leurs terres sont rares268 , tandis que partout les États favorisèrent l’appropriation privée, ou bien contraignirent au partage. Le dernier coup porté à la propriété commune dans l’Europe centrale date aussi du milieu du XVIIIe siècle. En Autriche, le gouvernement eut recours en 1768 à la force brutale pour contraindre les communes à partager leurs terres, et une commission spéciale fut nommée deux ans plus tard à cet effet. En Prusse, Frédéric II, dans plusieurs de ses ordonnances (en 1752, 1763, 1765 et 1769) recommanda auxJustizcollegien de contraindre les paysans au partage. En Silésie on prit une décision spéciale dans le même but en 1771. La même chose eut lieu en Belgique, et comme les communes n’obéissaient pas, une loi fut promulguée en 1847 donnant pouvoir au gouvernement d’acheter les prairies communales pour les revendre en détail, et de procéder à une vente forcée de la terre communale dès qu’il se trouvait un acquéreur269 .

Bref, parler de la mort naturelle des communes villageoises « en vertu de lois économiques », est une aussi mauvaise plaisanterie que de parler de la mort naturelle des soldats qui tombent sur le champ de bataille. Le fait est que les communes villageoises se sont maintenues plus de mille ans, et que partout où les paysans ne furent pas ruinés par les guerres et les exactions, ils ne cessèrent de perfectionner leurs méthodes de culture Mais comme la valeur de la terre croissait, en conséquence de l’accroissement de la population et du développement de l’industrie, et que la noblesse avait acquis, sous l’organisation de l’État, un pouvoir qu’elle n’avait jamais possédé sous le régime féodal, elle s’empara des meilleures parties des terres communales et fit tout ce qu’elle pouvait pour détruire les institutions communales.

* * *

Et cependant les institutions de la commune du village répondent si bien aux besoins et aux conceptions des cultivateurs du sol que, en dépit de tout, l’Europe est aujourd’hui encore couverte de vestiges vivants des communes villageoises, et la vie de la campagne, en Europe, est encore toute pleine de coutumes et d’habitudes datant de la période des communes. Même en Angleterre, malgré toutes les mesures radicales prises contre l’ancien ordre de choses, celui-ci a prévalu jusqu’au commencement du XIXe siècle. Mr. Gomme - un des rares savants anglais qui se soient occupés de cet sujet - montre dans son ouvrage que beaucoup de traces de la possession du sol en commun se rencontrent encore en Écosse ; le « runrig tenancy » a été conservé dans le Forfarshire jusqu’en 1813, tandis que dans certains villages d’Inverness la coutume était, jusqu’en 1801, de faire le labourage de la terre pour toute la commune, sans tracer de limites, et de partager après que le labourage était fait. Dans la paroisse de Kilmorie (île d’Arran) la distribution et la redistribution des champs était en pleine vigueur « jusqu’en ces dernières vingt-cinq années », et la commission des Crofters trouva ce système encore en vigueur dans certaines autres îles270 . En Irlande, la commune se maintint jusqu’à la grande famine ; et quant à l’Angleterre, les ouvrages de Marshall. sur lesquels Nasse et Sir Henry Maine ont attiré l’attention, ne laissent aucun doute sur le fait que le système de la commune villageoise était très répandu dans presque tous les comtés anglais, encore au commencement du XIXe siècle271 . Il y a vingt-cinq ans à peine, Henry Maine fut « grandement surpris du nombre de titres de propriétés irréguliers, impliquant nécessairement l’existence antérieure d’une propriété collective et d’une culture en commun », qu’il découvrit pendant une enquête de courte durée272 . Et puisque les institutions communales se sont maintenues si longtemps, il est certain qu’un grand nombre d’habitudes et de coutumes d’entr’aide pourraient être découvertes aujourd’hui même dans les villages anglais, si les écrivains de ce pays prêtaient quelque attention à la vie des villages273 .

Les institutions communales se retrouvent bien vivantes, dans beaucoup de parties de la France, de la Suisse, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Scandinavie et de l’Espagne, pour ne rien dire de l’Est de l’Europe. Dans toutes ces contrées, la vie des villages reste imprégnée d’habitudes et de coutumes communales ; et presque chaque année la littérature de ces pays est enrichie d’œuvres sérieuses traitant de ce sujet et de ceux qui s’y rattachent. Il me faut donc limiter mes exemples aux plus typiques. La Suisse est incontestablement un des meilleurs. Non seulement les cinq républiques d’Uri, Schwytz, Appenzell, Glaris et Unterwald conservent une partie considérable de leurs terres en propriétés indivises et sont gouvernées par leurs assemblées populaires, mais aussi dans les autres cantons les communes villageoises sont restées en possession d’une large autonomie, et des parties considérables du territoire fédéral restent encore propriété communale274 . Les deux tiers de toutes les prairies alpestres et les deux tiers de toutes les forêts de la Suisse sont jusqu’à aujourd’hui terres communales ; et un grand nombre de champs, de vergers, de vignobles, de tourbières, de carrières, etc., sont possédés par les communes. Dans le canton de Vaud, où les chefs de famille ont le droit de prendre part aux délibérations de leurs conseils communaux élus, l’esprit communal est particulièrement vivant. Vers la fin de l’hiver les jeunes gens de plusieurs villages vont passer quelques jours dans les bois, pour abattre les arbres et les faire descendre en les laissant glisser le long des pentes escarpées ; le bois de charpente et le bois à brûler est ensuite partagé entre les familles, ou vendu à leur bénéfice. Ces excursions sont de vraies fêtes du travail viril. Sur les rives du lac Léman une partie des travaux que nécessitent les terrasses des vignobles est encore faite en commun ; et, au printemps, si le thermomètre menace de tomber au-dessous de zéro avant le lever du soleil, le veilleur appelle tous les habitants qui allument des feux de paille et de fumier et protègent leurs vignes de la gelée par un nuage artificiel. Dans presque tous les cantons, les communes villageoises possèdent des « Bürgernutzen » : un certain nombre de citoyens, descendants ou héritiers des vieilles familles, possèdent en commun un certain nombre de vaches ; ou bien ils ont en commun quelques champs, ou des vignobles, dont le produit est partagé entre eux ; ou encore la commune loue certaines terres au bénéfice des citoyens275 .

On peut considérer comme certain que partout où les communes ont conservé de nombreuses attributions, qui en font des parties vivantes de l’organisme national, et là où elles n’ont pas été réduites à l’extrême misère, elles ne manquent jamais de bien cultiver leurs terres. Ainsi les propriétés communales en Suisse font un contraste frappant avec les misérables « commons » de l’Angleterre. Les forêts communales du canton de Vaud et du Valais sont très bien administrées, conformément aux règles de la sylviculture moderne. Ailleurs les « parcelles » de champs communaux, qui changent de propriétaires d’après le système des redistributions, sont bien cultivées et particulièrement bien fumées. Les prairies des hautes régions sont bien entretenues et les chemins ruraux sont en bon état. Et lorsque nous admirons les chalets, les routes des montagnes, les bestiaux des paysans, les terrasses de vignobles ou les écoles de la Suisse, il faut nous rappeler que souvent le bois de charpente pour les chalets est pris aux bois communaux, et la pierre aux carrières communales, les vaches sont gardées sur des prairies communales et les routes, ainsi que les écoles, ont été construites par le travail communal. Évidemment, en Suisse, comme partout, la commune a immensément perdu dans ses attributions, et la « corporation », limitée à un petit nombre de familles, s’est substituée à l’ancienne commune du village. Mais ce qui reste des attributions de l’ancienne commune est encore, de l’avis de ceux qui ont étudié ce sujet, plein de vitalité276 .

Il est à peine besoin de dire qu’un grand nombre d’habitudes et de coutumes d’entr’aide ont persisté dans les villages suisses : réunions du soir pour éplucher les noix, se tenant tour à tour dans chaque maison ; veillée pour coudre le trousseau d’une jeune fille qui va se marier ; appel des « aides » pour construire les maisons et rentrer les moissons, ainsi que pour toute espèce de travaux dont peut avoir besoin l’un des membres de la communauté ; habitude d’échanger des enfants d’un canton à l’autre, afin de leur faire apprendre deux langues, le français et l’allemand, etc. ; ce sont là des coutumes tout à fait habituelles277 ; et les nouvelles exigences qui peuvent surgir sont accueillies dans le même esprit. Dans le canton de Glaris la plupart des prairies alpestres ont été vendues pendant une période de calamités ; mais les communes continuent encore d’acheter des champs, et lorsque les champs nouvellement achetés ont été laissés dans la possession de différents membres de la commune pendant dix, vingt ou trente ans, ils retournent après cela au fond commun, qui est redistribué suivant les besoins de chacun. Il se forme en outre un grand nombre de petites associations pour produire quelque-unes des nécessités de la vie - le pain, le fromage et le vin - par le travail commun, ne serait-ce que sur une petite échelle ; et la coopération agricole se répand en Suisse avec la plus grande facilité. Des associations de dix à trente paysans, qui achètent des prairies et des champs en commun et les cultivent comme co-propriétaires, se rencontrent fréquemment ; et quant aux crémeries coopératives pour la vente du lait, du beurre et du fromage, elles sont organisées partout. En effet, la Suisse a été le pays d’origine de cette forme de coopération. Elle offre, de plus, un immense champ pour l’étude de toutes sortes de petites et de grandes sociétés, formées pour la satisfaction de divers besoins modernes. Dans certaines parties de la Suisse, on trouve dans presque chaque village des associations pour la protection contre l’incendie, pour la navigation, pour l’entretien des quais sur les rives d’un lac, pour la canalisation de l’eau, etc., sans parler des sociétés, très répandues, d’archers, de tireurs, de topographes, d’ « explorateurs des sentiers », etc., - effet du militarisme moderne des grands États.

Mais la Suisse n’est en aucune façon une exception en Europe, car les mêmes institutions et les mêmes habitudes se rencontrent dans les villages de France, d’Italie, d’Allemagne, du Danemark, etc. Nous venons de voir ce qui fut fait en France par les divers gouvernements pour détruire la commune du village et pour permettre à la bourgeoisie de s’approprier ses terres ; mais en dépit de tout cela, un dixième de tout le territoire bon pour la culture, c’est-à-dire 5.460.000 hectares, comprenant la moitié de toutes les prairies naturelles et presque le cinquième de toutes les forêts du pays, demeure possession communale. Les forêts fournissent le bois de chauffage aux membres de la commune, et le bois de charpente est coupé en grande partie par le travail communal, avec toute la régularité désirable ; les pâturages sont libres pour les bestiaux des membres de la commune : et ce qui reste des champs communaux est distribué et redistribué dans certaines parties de la France, par exemple dans les Ardennes, de la façon habituelle278 .

Ces sources d’approvisionnement supplémentaire qui aident les plus pauvres paysans à traverser une année de mauvaises récoltes, sans être forcés de vendre leurs lopins de terre ou sans avoir recours à de funestes emprunts, ont certainement leur importance, à la fois pour les ouvriers agricoles et pour les petits propriétaires paysans qui sont près de trois millions. On peut même se demander si la petite propriété paysanne pourrait se maintenir sans ces ressources supplémentaires. Mais l’importance morale des possessions communales, si petites soient-elles, est encore plus grande que leur valeur économique. Elles conservent dans la vie du village un noyau de coutumes et d’habitudes d’entr’aide qui agit comme un frein puissant sur le développement de l’individualisme sans merci et de l’avidité, que la petite propriété ne développe que trop facilement. L’entr’aide, dans toutes les circonstances possibles de la vie du village, fait partie de la vie de chaque jour dans toute la France. Partout nous rencontrons sous différents noms, le charroi, c’est-à-dire l’aide libre des voisins pour rentrer la moisson, pour la vendange, ou pour bâtir une maison ; partout nous trouvons les mêmes réunions du soir comme celles que nous avons notées en Suisse ; partout les membres de la commune s’associent pour toutes sortes de travaux. Presque tous ceux qui ont écrit sur la vie des villages en France mentionnent de telles habitudes. Mais le mieux serait peut-être de donner ici quelques extraits des lettres que j’ai reçues d’un ami à qui j’avais demandé de me communiquer ses observations sur ce sujet. Elles me viennent d’un homme âgé qui a été pendant quatre ans maire de sa commune dans le Midi de la France (dans l’Ariège) ; les faits qu’il mentionne lui sont connus par de longues années d’observation personnelle, et ils ont l’avantage d’avoir été pris dans une région limitée, au lieu d’avoir été cueillis sur un vaste espace. Quelques-uns peuvent sembler insignifiants, mais dans leur ensemble ils dépeignent bien un petit coin de la vie des villages :

Dans plusieurs communes des environs de Foix (vallée de la Barguillière) est encore en vigueur un antique usage appelé l’emprount (l’emprunt) : quand, dans une métairie on a besoin de beaucoup de bras pour faire vivement un travail, par exemple quand il s’agit de ramasser des pommes de terre, de couper les foins, la jeunesse des environs est convoquée ; garçons et filles accourent, font la besogne en riant, avec entrain et gratuitement ; puis, le soir, après un joyeux repas, on danse.

Dans ces mêmes communes, quand une jeune fille se marie, les jeunes filles du voisinage viennent gratuitement aider la fiancée à faire son trousseau, Dans plusieurs communes du canton d’Ax (Ariège), les femmes et filles filent encore beaucoup. Quand il s’agit de dévider le fil dans une famille, grande réunion des amis de la famille pour aider gratuitement à faire l’opération en une seule soirée qui se termine par un repas. Dans bien des communes de l’Ariège et autres départements du Sud-Ouest, quand il s’agit de dépouiller de leurs enveloppes les épis de maïs, l’opération se fait gratuitement à l’aide de voisins qu’on régale de châtaignes et de vin. Et après boire, la jeunesse danse.

Dans d’autres communes, pour faire de l’huile de noix, les jeunes gens, garçons et filles, se réunissent le soir, en hiver, chez le propriétaire qui veut faire de l’huile ; les uns cassent, les autres épluchent les noix, gratuitement. Les jeunes filles vont broyer le chanvre dans les maisons, gratuitement, le soir ; et les jeunes gens arrivent, dans le courant de la soirée, pour chanter et danser. Dans la commune de L., quand il s’agit de transporter les gerbes, chaque famille a recours à tout ce qu’il y a de jeune et de vigoureux pour faire ce pénible travail. Et ces rudes journées sont transformées en jours de fête, car chacun tient à honneur de servir de bons repas aux travailleurs. Aucune autre rémunération n’est donnée aux ouvriers : chacun fait le travail pour les autres, à charge de revanche. Travail pour travail279 .

Dans la commune de S., les pâturages communaux s’accroissent d’année en année à tel point que le sol presque entier de la commune devient communal. Les pâtres communaux sont choisis à l’élection par tous les propriétaires de bestiaux : les femmes prennent part à ce scrutin quand ce sont elles qui possèdent des bestiaux. Les taureaux nécessaires pour la reproduction sont communaux.

Dans la commune de M., les quarante à cinquante troupeaux sont réunis en trois ou quatre troupeaux pendant la belle saison et conduits sur la haute montagne. Chaque propriétaire, à tour de rôle, devient gardien, pendant une semaine, du grand troupeau dont ses brebis font partie. Deux vachers communaux sont payés par les propriétaires de vaches, au prorata du nombre des vaches de chaque propriétaire. Deux taureaux sont achetés et entretenus sur les fonds du budget municipal.

Au hameau du C., une batteuse a été achetée par trois cultivateurs qui s’en servent successivement ; chacune des trois familles est aidée par les deux autres, car il faut au moins une quinzaine de personnes pour le service de la batteuse. Trois autres batteuses ont été achetées par trois cultivateurs qui les louent moyennant dix francs par jour. Le propriétaire de la batteuse est là pour lui donner les gerbes. Quant aux quinze à vingt personnes nécessaires pour le service de la batteuse, ce sont, outre les membres de la famille qui a loué la batteuse, des parents, des amis, qui viennent aider gratuitement, mais à charge de revanche, Les repas sont offerts par la famille dont on dépique le blé.

Dans notre commune de R., il fallut relever les murs du cimetière. La commission départementale donna 200 francs et 200 francs furent donnés par deux personnes. Ces 400 francs servirent à payer la chaux et les ouvriers d’art. Tout le travail fut fait gratuitement par journées volontaires : chacun consentit à ramasser le sable et à le transporter, à transporter l’eau, à faire le mortier, à servir les maçons [tout comme dans la djemmâa des Kabyles]. Nous arrangeâmes de même, par journées volontaires, les chemins ruraux. D’autres communes bâtirent de même leurs fontaines. Le pressoir pour la vendange et autres instruments de moindre importance sont souvent fournis par la commune.

Deux personnes qui résident dans l’Ariège, questionnées par notre ami, lui écrivent ce qui suit :

À O. (Ariège), il y a quelques années, on n’avait pas de moulin pour moudre les grains du pays. La commune s’imposa pour bâtir un moulin. Restait à confier le moulin à un meunier ; Pour empêcher toute fraude, toute partialité, il fut convenu que le grain serait moulu gratuitement et que le meunier serait payé à raison de deux francs par personne capable de manger du pain.

Dans le St-G. (Ariège), peu de personnes sont assurées contre l’incendie. Quand une famille est victime d’un sinistre, voici comment on procède et comment on a procédé tout dernièrement à B. et à A. Tous donnent quelque chose aux incendiés : qui une marmite, qui un drap de lit, qui une chaise, etc. On monte ainsi un modeste ménage ; on loge les malheureux gratuitement ; et chacun aide à la construction d’une nouvelle maison. Les habitants des villages voisins donnent aussi quelques secours. Les habitants de M. sont en train de constituer une caisse d’assurance contre l’incendie qui a pour base l’appui mutuel.

Ces habitudes d’entr’aide - dont nous pourrions donner bien d’autres exemples - expliquent sans doute la facilité avec laquelle les paysans français s’associent pour se servir, à tour de rôle, de la charrue avec son attelage de chevaux, du pressoir, ou de la machine à battre, lorsqu’un seul membre du village en possède ; et on comprend comment ils s’unissent pour accomplir en commun toute espèce de travail rural. Les canaux ont été entretenus, les forêts ont été défrichées, des arbres ont été plantés, des marais ont été asséchés par les communes villageoises depuis des temps immémoriaux ; et la même chose continue encore aujourd’hui. Il y a quelques années, à La Borne, dans la Lozère, des collines arides furent transformées en jardins fertiles par le travail communal. « La place faisant défaut, ils ont construit des terrasses ; la terre manquant, ils l’ont apportée à dos d’hommes. Sur ces terrasses ils ont planté des châtaigniers, des vignes, des pêchers, de nombreux arbres fruitiers, des légumes. Pour fertiliser ce sol factice, ils ont construit des béals ou canaux longs de 3, de 5 kil., et même plus ; récemment ils en ont fait un de 16 à 17 kilomètres280 . »

C’est encore au même esprit qu’on doit le remarquable succès obtenu récemment par les syndicats agricoles, ou associations de paysans et de fermiers. Ce ne fut qu’en 1884 que les associations de plus de dix-neuf personnes furent tolérées en France, et je n’ai pas besoin de dire que lorsque cette « dangereuse expérience » fut risquée - j’emprunte ces termes aux Chambres - toutes les « précautions » possibles que peuvent inventer des fonctionnaires furent prises. Mais en dépit de tout cela, la France commence à être couverte de syndicats. Au début, ils étaient simplement fondés dans le but d’acheter des engrais et des graines, la falsification ayant atteint des proportions colossales dans ces deux commerces281 ; mais peu à peu ils étendirent leurs fonctions dans diverses directions, comprenant la vente des produits agricoles et l’amélioration permanente des terres. Ainsi dans le Midi de la France, les ravages du phylloxéra ont fait naître un grand nombre d’associations de viticulteurs : de dix à trente vignerons forment un syndicat, achètent une machine à vapeur pour pomper l’eau, et organisent les installations nécessaires pour inonder leurs vignobles à tour de rôle282 . Des associations toutes nouvelles, pour garantir les terres des inondations, pour l’irrigation, pour entretenir les canaux, se forment continuellement, et l’unanimité des paysans de la région, unanimité requise par la loi, n’est pas un obstacle. Ailleurs nous trouvons les fruitières, c’est-à-dire, des associations laitières, dont quelques-unes partagent le beurre et le fromage produits en parties égales, sans égard au rendement de chaque vache. Dans l’Ariège nous trouvons même une association de huit communes distinctes pour la culture en commun des terres, qu’elles ont réunies. Dans le même département des syndicats pour l’assistance médicale gratuite ont été formés dans 172 communes sur 337 ; des associations de consommateurs surgissent en rapports avec les syndicats ; et ainsi de suite283 . « Une vraie révolution a lieu dans nos villages, écrit Alfred Baudrillart, avec ces associations qui prennent dans chaque région un caractère particulier. »

On peut dire à peu près la même chose de l’Allemagne. Partout où les paysans ont pu résister au pillage de leurs terres, ils les ont conservées en propriété commune. Cet état de choses est prédominant dans le Würtemberg, le duché de Bade, le Hohenzollern, et dans la province hessoise de Starkenberg284 . Les forêts communales sont, en général, très bien aménagées en Allemagne, et dans des milliers de communes le bois de charpente et le bois de chauffage sont partagés chaque année entre les habitants. La vieille coutume du Lesholztag est très répandue : lorsque sonne la cloche du village tous vont à la forêt et prennent autant de bois de chauffage qu’ils en peuvent porter285 . En Westphalie, on trouve des Communes dans lesquelles toute la terre est cultivée comme une seule propriété commune avec les perfectionnements de l’agronomie moderne. Quant aux vieilles coutumes et habitudes communales, elles sont en vigueur dans la plus grande partie de l’Allemagne. L’appel des « aides », qui sont de vraies fêtes du travail, est tout à fait habituel en Westphalie, dans la Hesse et le Nassau. Dans les régions bien boisées le bois de charpente pour bâtir une maison neuve est pris généralement à la forêt communale, et tous les voisins se réunissent pour construire la maison. Les coutumes d’entr’aide se rencontrent même aux alentours des grandes villes : ainsi dans les faubourgs de Francfort c’est une coutume parmi les jardiniers que, au cas où l’un d’eux tombe malade, tous viennent le dimanche cultiver son jardin286 .

En Allemagne, comme en France, dès que les gouvernants supprimèrent les lois contre les associations des paysans - ce ne fut qu’en 1884-1888 -, ces unions commencèrent à se développer avec une merveilleuse rapidité, malgré tous les obstacles légaux par lesquels on essaya de les entraver287 . « Le fait est, dit Buchenberger, que dans des milliers de communes villageoises, où toute espèce d’engrais chimique ou de fourrage rationnel était inconnu, ces deux perfectionnements modernes sont devenus d’un emploi courant et ont pris une extension tout à fait imprévue, grâce aux associations » (Vol. II, p. 507). Toutes sortes d’instruments économisant le travail, des machines agricoles ainsi que de meilleures races d’animaux sont achetés aujourd’hui grâce à ces associations, et divers arrangements sont pris pour améliorer la qualité des produits. Des unions pour la vente des produits agricoles sont formées, ainsi que des unions pour l’amélioration permanente des terres288 .

Au point de vue de l’économie sociale tous ces efforts des paysans sont certainement de peu d’importance. Ils ne peuvent soulager effectivement, et bien moins encore définitivement, la misère à laquelle les cultivateurs du sol sont voués dans toute l’Europe. Mais au point de vue moral, auquel nous nous plaçons en ce moment, leur importance ne saurait être estimée trop haut. Ils prouvent que, même sous le système de l’individualisme sans merci qui prévaut aujourd’hui, les masses agricoles conservent pieusement leurs traditions d’entr’aide. Dès que les gouvernements relâchent les lois de fer par lesquelles ils ont brisé tous les liens entre les hommes, ces liens se reconstituent immédiatement, malgré les difficultés politiques, économiques et sociales, qui sont nombreuses ; et ils se reconstituent sous les formes qui répondent le mieux aux besoins modernes. Ils montrent dans quelle direction et sous quelle forme le progrès ultérieur doit être atteint.

Je pourrais facilement multiplier ces exemples, en les prenant en Italie, en Espagne, au Danemark, etc., et en indiquant certains traits intéressants qui sont propres à chacun de ces pays289 . Les populations slaves d’Autriche et de la péninsule des Balkans, chez lesquelles la « famille composée » ou « ménage indivis » existe encore, devraient aussi être mentionnées290 . Mais je me hâte de passer à la Russie, où la même tendance d’entr’aide prend certaines formes nouvelles et imprévues. De plus, pour la commune villageoise en Russie, nous avons l’avantage de posséder une somme énorme de matériaux, réunis durant la colossale enquête de maison en maison, qui a été faite récemment par plusieurszemstvos (conseils départementaux) et qui embrasse une population de près de vingt millions de paysans dans différentes régions291 .

Deux conclusions importantes peuvent être tirées de la masse des témoignages réunis par les enquêtes russes. Dans la Russie centrale, où un tiers au moins des paysans ont été réduits à une ruine complète (par les lourds impôts, la trop petite dimension des parcelles allouées aux paysans lors de leur libération, un loyer excessif et les très sévères prélèvements de taxes après les récoltes manquées), il y eut, pendant les premières vingt-cinq années qui suivirent l’émancipation des serfs, au sein même des communes villageoises, une tendance prononcée vers la constitution de propriétés individuelles. Beaucoup de paysans ruinés, sans chevaux, abandonnèrent la terre à laquelle ils avaient droit dans la commune, et cette terre devint souvent la propriété de cette classe de paysans plus fortunés qui s’enrichissent par le commerce, ou de commerçants du dehors qui achètent de la terre pour prélever des loyers excessifs sur les paysans. Il faut aussi ajouter qu’un vice dans la loi de 1861, concernant le rachat de la terre, présentait de grandes facilités pour l’achat - vil prix des terres des paysans292 , et que presque toujours les fonctionnaires employaient leur puissante influence en faveur de la propriété individuelle et contre la propriété communale. Cependant, dans les vingt dernières années, un puissant souffle d’opposition à l’appropriation individuelle de la terre se fait sentir de nouveau dans les villages de la Russie centrale, et des efforts énergiques sont faits par la masse de ces paysans qui tiennent le milieu entre les riches et les très pauvres, pour défendre la commune villageoise. Quant aux plaines fertiles du Sud, qui sont maintenant la partie la plus populeuse et la plus riche de la Russie d’Europe, elles furent pour la plupart colonisées, pendant le dix-neuvième siècle, sous le système de l’occupation ou de l’appropriation individuelle, sanctionnée par l’État. Mais depuis que des méthodes perfectionnées d’agriculture à l’aide des machines ont été introduites dans la région, les propriétaires paysans ont peu à peu commencé à transformer eux-mêmes leurs propriétés individuelles en possessions communales, et on trouve aujourd’hui, dans ce grenier d’abondance de la Russie, un très grand nombre de communes villageoises d’origine récente, qui se sont formées spontanément293 .

La Crimée et la région située au Nord de la Crimée (la province de Tauride), pour lesquelles nous possédons des documents détaillés, sont un excellent exemple de ce mouvement. Ce territoire commença à être colonisé, après son annexion en 1783, par des Petits et des Grands Russiens, par des habitants de la Russie Blanche et des Cosaques, des hommes libres et des serfs fugitifs qui vinrent isolément ou en petits groupes de tous les côtés de la Russie. Ils s’occupèrent d’abord de l’élevage des bestiaux et, quand ils commencèrent plus tard à cultiver le sol, chacun en cultiva autant que ses moyens le lui permirent. Mais quand, l’immigration continuant et les charrues perfectionnées ayant été introduites, la terre se trouva très recherchée, d’âpres querelles s’élevèrent entre les colons. Ces disputes durèrent des années, jusqu’à ce que les colons, qui n’étaient auparavant unis par aucun lien mutuel, en vinrent peu à peu à l’idée qu’un terme devait être mis aux disputes par l’introduction de la propriété communale de la terre. Ils adoptèrent des décisions stipulant que la terre qu’ils possédaient individuellement deviendrait dorénavant propriété communale, et ils se mirent à la répartir entre les habitants selon les règles habituelles de la commune villageoise. Le mouvement prit peu à peu une grande extension, et, sur une partie seulement de ce territoire, les statisticiens comptèrent 161 villages dans lesquels la propriété communale avait été introduite par les propriétaires paysans eux-mêmes, principalement dans les années 1855-1885, pour remplacer la propriété individuelle. Toute une variété de types de la commune villageoise fut ainsi créée librement par les colons294 . Ce qui ajoute à l’intérêt de cette transformation, c’est qu’elle eut lieu non seulement parmi les Grands Russiens, qui sont habitués à la vie de la commune villageoise, mais aussi parmi les Petits Russiens, qui ont eu le temps de l’oublier sous la domination polonaise, parmi les Grecs, les Bulgares et même parmi les Allemands. Ceux-ci ont depuis longtemps créé dans leurs colonies prospères, sur la Volga, un type spécial de commune villageoise mi-industrielle295 .

Les Tartares musulmans de la Tauride possèdent leurs terres sous la loi coutumière musulmane, qui est la possession personnelle limitée ; mais même chez eux la commune villageoise européenne s’est introduite en quelques cas. Quant aux autres nationalités que l’on trouve en Tauride, la propriété individuelle a été abolie dans six villages esthoniens, deux grecs, deux bulgares, un tchèque et un allemand.

Ce mouvement est caractéristique pour toute la fertile région des steppes du Sud. Mais des exemples isolés se rencontrent aussi dans la Petite Russie. Ainsi dans un certain nombre de villages de la province de Tchernigov, les paysans étaient autrefois propriétaires personnels de leurs terres ; ils avaient des titres légaux distincts pour leurs terrains et ils étaient accoutumés à louer et à vendre leurs terres selon leur volonté. Mais vers 1850 un mouvement se dessina parmi eux en faveur de la possession communale, le principal argument étant le nombre croissant des familles indigentes. L’initiative de la réforme fut prise par un village, et les autres suivirent ; le dernier cas signalé date de 1882. Naturellement il y eut des luttes entre les pauvres, qui réclament d’ordinaire la possession communale, et les riches, qui préfèrent généralement la propriété individuelle ; les luttes durèrent souvent pendant des années. En certains endroits, l’unanimité, requise alors par la loi, étant impossible à obtenir, le village se divisa en deux villages, l’un sous le régime de la propriété individuelle, l’autre sous celui de la possession communale ; ils demeurèrent ainsi jusqu’à ce que les deux villages se fussent unis en une seule commune ; parfois ils continuèrent à être divisés. Quant à la Russie centrale, c’est un fait que dans beaucoup de villages qui tendaient à la propriété individuelle, on remarque depuis 1880 un mouvement prononcé en faveur du rétablissement de la commune villageoise. Des propriétaires paysans qui avaient vécu depuis des années sous le système individualiste revinrent en masse aux institutions communales. Ainsi, il y a un nombre considérable d’ex-serfs qui n’ont reçu qu’un quart des lots accordés par la loi d’émancipation, mais ils les ont reçus libres de tous droits de rachat et en propriété individuelle. Ils restèrent sous ce régime jusqu’en 1890, lorsqu’il se produisit parmi eux un grand mouvement (dans les provinces de Koursk, Riazan, Tambov, Orel, etc.) en faveur de la mise en commun de leurs lots et de l’introduction de la commune villageoise. De même, les « libres agriculteurs » (volnyie khlebopachtsy) qui avaient été libérés du servage par la loi de 1803, et avaient acheté leurs lots, pour chaque famille séparément, sont maintenant presque tous sous le système de la commune, qu’ils ont introduite eux-mêmes. Tous ces mouvements sont d’origine récente, et des étrangers Russes s’y joignent. Ainsi les bulgares, dans le district de Tiraspol après être restés pendant soixante ans sous le système de la propriété personnelle introduisirent la commune villageoise dans les années 1876-1882. Les Allemands Mennonites de Berdiansk luttaient en 1890 pour obtenir la commune villageoise, et les petits propriétaires paysans (Kleinwirthschaftliche) parmi les Baptistes allemands faisaient une agitation dans la même but.

Encore un exemple : dans la province do Samara, le gouvernement russe créa vers 1840, à titre d’expérience, 103 villages sous le régime de la propriété individuelle, Chaque ménage reçut une splendide propriété de 40 hectares. En 1890, les paysans de 72 villages, sur les 103, avaient déjà notifié leur désir d’introduire la commune villageoise. Je tire tous ces exemples de l’excellent ouvrage de « V. V. » qui s’est borné à classer les faits rapportés dans l’enquête de maison à maison, dont nous avons parlé.

Ce mouvement en faveur de la possession communale va fortement à l’encontre des théories économiques courantes, suivant lesquelles la culture intensive est incompatible avec la commune villageoise, Mais ce qu’on peut dire de plus charitable touchant ces théories, c’est qu’elles n’ont jamais été soumises à l’épreuve de l’expérience : elles appartiennent au domaine de la métaphysique politique. Les faits que nous avons devant nous montrent au contraire que, partout où les paysans russes, grâce au concours de diverses circonstances, sont moins misérables que d’ordinaire, et partout où ils rencontrent des hommes instruits et de l’initiative parmi leurs voisins, la commune villageoise devient le moyen même d’introduire des perfectionnements variés dans l’agriculture et dans l’ensemble de la vie du village. Ici, comme ailleurs, l’entr’aide est un meilleur guide vers le progrès que la guerre de chacun contre tous, comme on le verra par les faits suivants.

Sous le gouvernement de Nicolas Ier beaucoup de fonctionnaires de la couronne et de propriétaires de serfs forçaient les paysans à adopter la culture en commun d’une partie des terres du village, afin de remplir chaque année les greniers de provisions communaux, après que des prêts de grains auraient été accordés aux membres nécessiteux de la commune. Ces cultures, unies dans l’esprit des paysans aux pires souvenirs du servage, furent abandonnées dès que le servage fut aboli ; mais aujourd’hui les paysans commencent à les reprendre pour leur propre compte. Dans un district (Ostrogojsk, gouvernement de Koursk) l’initiative d’une seule personne fut suffisante pour faire revivre la culture communale dans les quatre cinquièmes de tous les villages. On observe le même phénomène dans plusieurs autres localités. A un certain jour convenu, les membres de la commune se rendent au travail : le riche avec sa charrue ou un chariot, le pauvre n’apportant que le travail de ses bras, et aucune évaluation du travail de chacun n’est faite. La récolte sert ensuite à faire des prêts aux plus pauvres membres de la commune, sans imposer aucune condition de remboursement ; ou bien, le produit de la récolte sert à soutenir les orphelins et les veuves, ou bien on l’emploie pour l’église du village, ou pour l’école, ou encore pour rembourser une dette communale296 .

Que tous les travaux qui entrent, pour ainsi dire, dans la vie de tous les jours du village (entretien des routes et des ponts, des digues et du drainage, canalisation des eaux d’irrigation, coupe des bois, plantation d’arbres, etc.) soient exécutés par des communes entières, que des terres soient louées aux propriétaires voisins par toute la commune, et que les prairies soient fauchées par la commune, - jeunes et vieux, hommes et femmes, tous prennent part au travail, de la façon décrite par Tolstoï, - c’est bien ce que l’on peut attendre de gens vivant sous le système de la commune villageoise297 . Ce sont là des faits que l’on rencontre chaque jour dans toute la Russie. - Mais la commune villageoise ne s’oppose pas non plus aux perfectionnements de l’agriculture moderne, quand elle peut en supporter les frais, et quand les connaissances, jusqu’à présent réservées aux seuls riches, arrivent à pénétrer jusque dans la maison du paysan.

Nous venons de dire que les charrues perfectionnées se répandaient rapidement dans la Russie méridionale et que, dans bien des cas, les communes contribuaient à en répandre l’usage. Ainsi, la commune achète une charrue et on l’essaie sur une partie de la terre communale ; on indique ensuite les perfectionnements nécessaires aux fabricants, et ceux-ci sont souvent aidés par la commune pour entreprendre la fabrication de charrues à bon marché sous forme de petite industrie villageoise. Dans le district de Moscou, où, en cinq ans, 560 charrues furent achetées par les paysans, l’impulsion vint des communes qui louaient des terres, précisément dans le but d’introduire une culture perfectionnée.

Dans le Nord-Est (Viatka) les petites associations de paysans qui circulent avec leurs machines pour le vannage (fabriquées par la petite industrie dans les villages d’un district métallurgique) ont répandu l’usage de ces machines dans les districts voisins. Le très grand nombre de machines à battre, que l’on trouve dans les provinces de Samara, Saratov et Kherson, est dû aux associations paysannes, qui sont en état d’acheter une machine coûteuse, alors que le paysan isolé ne le pourrait pas. Et tandis que nous lisons dans presque tous les traités économiques que la commune villageoise fut condamnée à disparaître lorsque l’assolement triennal dut être remplacé par le roulement quinquennal des cultures, nous voyons en Russie, que beaucoup de communes villageoises prennent elles-mêmes l’initiative pour introduire le roulement perfectionné des récoltes. Avant de l’accepter les paysans réservent généralement une partie des champs communaux pour expérimenter les prairies artificielles, et la commune achète les graines298 . Si l’expérience réussit, la commune surmonte toutes les difficultés qui l’empêcheraient de repartager les champs, de façon à pouvoir appliquer le système des cinq ou six assolements.

Ce système est maintenant en usage dans des centaines de villages dans les gouvernements de Moscou, Tver, Smolensk, Viatka et Pskov299 . Et là où l’on peut disposer d’un peu de terre, les communes donnent aussi une partie de leur domaine pour en faire des vergers. Enfin, l’extension soudaine qu’ont prise dernièrement en Russie les petites fermes modèles, les vergers, les potagers et les magnaneries créés dans les écoles des villages, sous la direction du maître d’école ou d’un villageois de bonne volonté, est due aussi au soutien que toutes ces nouvelles créations ont trouvé dans les communes de paysans.

Des perfectionnements permanents, tels que des drainages et des travaux d’irrigation sont souvent entrepris par les communes. Ainsi, dans trois districts de la province de Moscou - en grande partie industrielle - d’importants travaux de drainage ont été accomplis durant ces dernières dix années, sur une grande échelle, dans 180 à 200 villages différents, tous les membres de la commune travaillant eux-mêmes avec la bêche. A une autre extrémité de la Russie, dans les steppes desséchées de Novo-ouzen, plus d’un millier de digues, pour faire des étangs, furent construites, et plusieurs centaines de puits profonds furent creusés par les communes ; et dans une riche colonie allemande du Sud-Est les membres de la commune, tant hommes que femmes, travaillèrent, durant cinq semaines de suite, pour élever une digue, longue de trois kilomètres, destinée à l’irrigation. Que pourraient faire des hommes isolés dans cette lutte contre la sécheresse du climat ? Qu’aurait-on pu obtenir par l’effort individuel lorsque la Russie méridionale fut atteinte par l’invasion des marmottes, et que tous les habitants de la région, riches et pauvres, communistes et individualistes, durent travailler de leurs mains pour combattre le fléau ? Il n’eût été d’aucune utilité d’en appeler au secours des gendarmes ; le seul remède était l’association.

* * *

Et maintenant, après avoir parlé de l’entr’aide et de l’appui mutuel, mis en pratique par les travailleurs du sol dans les pays « civilisés », je vois que je pourrais remplir un fort volume d’exemples pris dans la vie des centaines de millions d’hommes qui sont aussi sous la tutelle d’États plus ou moins centralisés, mais ne se trouvent pas en contact avec la civilisation moderne et les idées modernes. Je pourrais décrire l’organisation intérieure d’un village turc et son réseau d’admirables coutumes et de traditions d’entr’aide. En parcourant mes notes pleines d’exemples de la vie des paysans du Caucase, je rencontre des faits touchants d’appui mutuel. Je suis la trace des mêmes coutumes dans la djemmâa arabe et la purra des Afghans, dans les villages de la Perse, de l’Inde et de Java, dans la famille indivise des Chinois, dans les campements semi-nomades de l’Asie centrale et chez les nomades de l’extrême Nord. Si je consulte mes notes prises au hasard dans les ouvrages concernant l’Afrique, je les trouve pleines de faits semblables : d’aides convoquées pour rentrer les moissons, de maisons construites par tous les habitants du village - quelquefois pour réparer les ravages causés par les flibustiers civilisés - de gens s’entr’aidant en cas d’accident, protégeant le voyageur et ainsi de suite. Et quand je parcours des ouvrages tels que le compendium de la loi coutumière d’Afrique, de Post, je comprends pourquoi, malgré toute la tyrannie, l’oppression, les brigandages et les raids, les guerres entre tribus, les rois avides, les sorciers et les prêtres trompeurs, les marchands d’esclaves et autres calamités, ces populations ne se sont pas dispersées dans les bois ; pourquoi elles ont conservé une certaine civilisation, et sont restées des êtres humains, au lieu de tomber au niveau des familles éparses d’orangs-outangs qui tendent à disparaître. Le fait est que les marchands d’esclaves, les voleurs d’ivoire, les rois guerriers, les héros qui ont acquis leur gloire en exterminant les Matabélés ou les Malgaches - tous ceux-là passent et disparaissent, laissant des traces de sang et de feu ; mais le noyau des institutions, les habitudes et les coutumes d’entr’aide, qui se sont développées dans la tribu et dans la commune villageoise, demeurent ; et elles maintiennent les hommes unis en sociétés, ouvertes au progrès de la civilisation et prêtes à la recevoir quand le jour sera venu où on leur apportera la civilisation et non plus des coups de fusil.

Cela est vrai aussi pour nos nations policées. Les calamités naturelles et sociales viennent et disparaissent. Des populations entières sont réduites périodiquement à la misère ou à la famine ; les sources mêmes de la vie sont taries chez des millions d’hommes, réduits au paupérisme des villes ; l’intelligence, la raison et les sentiments de millions d’hommes sont viciés par des enseignements conçus dans l’intérêt d’une minorité. Tout cela fait certainement une partie de notre existence. Mais le noyau d’institutions, d’habitudes et de coutumes d’entr’aide demeure vivant parmi les millions d’hommes dont se composent les masses ; il les maintient unis ; et ils préfèrent se tenir à leurs coutumes, à leurs croyances et à leurs traditions, plutôt que d’accepter la doctrine d’une guerre de chacun contre tous, qu’on leur présente sous le nom de science, mais qui n’est pas du tout la science.

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 18/11/2010

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