L’Anarchie son but ses moyens

18/11/2010
Image:L'Anarchie son but ses moyens

L’anarchie est une idée qui a des bases scientifiques
Jean Grave

"Agir par soi-même, ne pas s’inféoder à tel individu, à tel groupement ; agir comme l’on pense, comme l’on sent, sans s’occuper des criailleries ou des anathèmes, voilà ce qui, théoriquement, s’est fait jour dans les conceptions anarchistes."

Chapitre IX - L’anarchie et la violence

On n’a pas toujours le choix des moyens — Le moyen n’infirme pas l’idée — La violence découle de l’organisation sociale elle-même — La conviction comporte l’action — Responsabilité sociale — Incapacité de l’esprit humain à généraliser — L’action n’est violence que selon la résistance qu’elle rencontre — L’insurrection ne se prêche pas — La société se plaint de la violence alors qu’elle s’en sert à chaque instant — Les résultats d’une action sont toujours incertains avant de l’entreprendre — Il faut agir pour savoir si on aboutira — Reculs devant les responsabilités — Irresponsabilité des foules

Ayant repoussé l’action légale et parlementaire, il nous faut arriver maintenant à parler de la violence ; car, nombre de gens, lorsqu’ils ont parlé bombes et propagande par le fait, s’imaginent avoir défini l’anarchie, et sont tout étonnés lorsqu’on leur démontre que l’anarchie ne s’arrête pas là, qu’elle a des conceptions plus hautes.

Combien d’autres, encore, qui nous disent :

« Vous avez, certes, des conceptions très belles ; c’est un idéal magnifique à donner à l’humanité ; mais ce qui nous fâche, c’est que vous fassiez toujours appel à la révolution. La violence, vous devriez le savoir, n’a jamais rien produit, n’a jamais rien su établir. Pourquoi ne pas y renoncer ? Pourquoi, au lieu d’en appeler à la force brutale, ne pas vous en rapporter à la persuasion ? »

D’autres, encore, nous disent :

« Vous voulez la liberté, comment pouvez-vous en appeler à la violence qui est essentiellement autoritaire ? »

A ces derniers, il est facile de répondre. La violence est autoritaire lorsqu’on l’emploie à forcer les gens à faire ce qui leur répugne. Mais si je l’emploie à me débarrasser des entraves que l’on veut me mettre, il me semble que je fais là, acte de liberté par excellence.

Quant aux autres, ce qui a contribué à leur ancrer cette idée dans le cerveau, c’est que nombre d’anarchistes, impatients de voir réaliser leur idéal de bonheur, désireux d’en avancer la réalisation qui leur paraît toujours trop éloignée, et croyant aller plus vite en prêchant la révolution, en ont fait le but unique de leurs efforts.

Et puis, il faut bien l’avouer, dans certains journaux aussi, quelques individus, plus exubérants qu’équilibrés, ont pu donner cette idée de l’anarchie par leurs appels à la violence sans rime ni raison.

Mais si l’anarchie ne repousse pas la violence, lorsqu’elle lui est démontrée être indispensable pour son affranchissement, elle n’en fait pas un système. C’est pour elle un moyen, discutable, comme toute chose, mais qui, en somme n’est qu’un point accessoire de l’anarchie et doit disparaître, les obstacles supprimés, n’infirmant en rien aucune des données de l’idéal lui-même.

Dans La société mourante,dans La société future,et dans L’individu et la société,j’ai essayé de démontrer l’inévitabilité de la révolution ; c’est inutile d’y revenir, et ne m’occuperai donc ici que de la violence en général.
Les bombes peuvent bien, à certains moments, être un moyen de forcer l’attention de ceux qui ferment volontairement et obstinément les oreilles aux réclamations des opprimés ; mais ne peuvent, en effet, changer l’état social.

A la terreur des gouvernants, répondre par la terreur des persécutés, est une preuve de décision et d’énergie ; mais ne peut amener la révolution qu’à condition que cela continue jusqu’à ce que le gouvernement capitule.

Mais pour pouvoir soutenir cette lutte, il faut une révolution dans la pensée générale, il faut que l’évolution dans les esprits soit assez avancée pour que les individus sentent le besoin de rompre les lisières qui les entravent.

Prématurés, les actes de révolte ne valent que comme enseignement, mais c’est l’écrasement des révoltés.

Mais ce qui est vrai également, c’est que, de tous temps, dans tous les partis, il y a eu des gens qui, plus impatients que les autres, ont brisé les vitres, essayant de passer de suite de la théorie à l’action.

A toutes les époques, il y a eu des gens qui, trop comprimés par l’état social, n’ont pas voulu s’y plier, et se sont révoltés, s’attaquant aux institutions ou aux individus qui semblaient les leur représenter.

Seulement, les meneurs de partis, tout en bénéficiant des actes accomplis, avaient soin de les répudier au nom de soi-disant principes, en ce qui pouvait les compromettre.

Les anarchistes, eux, qui tout en reconnaissant que, parfois, l’énergie individuelle peut être mal employée, si elle est mal éclairée, savent, que c’est la plus féconde cependant et que, parfois, un acte de révolte comporte un haut caractère d’enseignement. Et tout en ayant leur opinion sur un acte accompli, ils reconnaissent que celui qui agit en payant de son existence, celui-là a droit d’agir comme il l’entend.

Ce que nous savons encore, c’est que les actes de révolte ne sont que des incidents de la lutte. La société basée sur la compression, doit s’attendre aux actes d’indiscipline.

La misère et la faim qui ne font que se développer, peuvent conduire certains tempéraments à la mendicité et à l’abjection, mais au fur et à mesure que les individus prennent conscience d’eux-mêmes, se rendent compte de l’injustice de l’organisation sociale, se révoltant de moins en moins à accepter l’injustice de leur sort, ils se révolteront de plus en plus contre l’abjection imméritée que leur inflige l’arbitraire des exploiteurs.

Et, avant de crier haro !sur ces victimes se transformant en vengeurs ou justiciers, les satisfaits de l’état social présent devraient se demander s’ils ont bien tout fait pour aider à calmer les injustices dont ils profitent ? Pour quelle part de responsabilité, leur égoïsme les fait entrer dans ce désespoir ? et si, dans la genèse de ces actes, l’oppression sociale n’y a pas une part plus grande que l’influence des idées de révolte elles-mêmes ?

L’incapacité des individus à embrasser toute la contingence de leurs actes, si elle fait l’ignorance des exploités, a fait aussi que les maîtres ne sont guère capables de prévoir toutes les conséquences de leurs actes, ayant fort à faire pour assurer leur domination dans le présent, sans trop savoir si les moyens qui l’assurent ne la démolissent pas pour l’avenir.

Dans le choix des moyens, la plupart des individus sont le plus souvent incapables de discerner les meilleurs. Ce qui leur paraît rendre les résultats les plus immédiats, les passionne au point de leur faire oublier le but principal.

Ce que l’on nomme l’opinion publique, essaie bien de faire une espèce de synthèse, en s’escrimant à fondre ensemble toutes les idées qui ont cours ; mais cette synthèse très défectueuse, de par l’ignorance de la majorité, est toujours fort au-dessous de la moyenne d’idées.

C’est une adaptation à l’ordre de choses existant qui se fait. Avec une transformation vers l’idéal, sans doute ; mais si légère, si atténuée, qu’il faut embrasser de longues périodes d’années pour s’apercevoir de la transformation.

Bien heureux, encore, lorsque cette transformation a porté sur les choses, et non sur les mots.

C’est ce défaut d’aptitude à embrasser une idée dans son ensemble ; dans toute sa complexité, qui fait que les individus, lâchant l’idée elle-même pour le moyen, ne voient plus que les petits côtés d’une question.

Tels ceux qui croient à la possibilité de telle ou telle réforme, tels ceux qui s’imaginent que l’abstention est toute l’anarchie, tels ceux encore qui en sont arrivés à prendre la révolution comme but, alors qu’elle n’est qu’un moyen.

C’est que tout le monde voudrait toucher les moyens « pratiques » pouvant faire avancer plus vite l’évolution humaine, et le but leur paraissant si éloigné, qu’ils le lâchent pour le fantôme qui, leur semble-t-il, doit les faire chevaucher plus vite.

Il n’y a que lorsqu’on en a essayé — si l’on réfléchit sainement sur ses actes — que l’on peut s’apercevoir que le chemin parcouru n’a fait que vous éloigner du but initial.
Toutes ces confusion d’idées contribuent à éterniser ce préjugé qui fait croire aux gens que, lorsque les anarchistes préconisent aux individus de ne plus compter que sur eux-mêmes, sur leur seule initiative, de ne plus s’occuper de ce qui est légal ou illégal, mais de toujours agir en conformité de leur pensée, qu’il s’agit toujours de tuer et d’incendier !

Ainsi, par exemple, lorsque nous élevons contre l’ignorance des députés socialistes, allant, — comme ils ne le font que trop souvent — dans les grèves, prêcher la patience et la résignation, les gens viennent vous dire :

« Vous faites un crime à ces hommes d’avoir prêché la paix et la douceur, mais en poussant les ouvriers à la violence, vous savez bien que ce serait faire le jeu des exploiteurs qui ne cherchent que l’occasion de se débarrasser des « turbulents ». Pensez aux victimes d’une émeute qui échoue ! aux larmes et à la misère des veuves et des orphelins, sans aucun profit pour les réclamations que la violence ne fait que reculer ».

Cela est mal raisonner. Entre la soumission et la violence aveugle, hors propos, il y a des nuances laissant place à la virtualité, à la volonté consciente, qui agit à bon escient au lieu d’attendre béatement que les choses s’accomplissent toutes seules.

La soumission et la résignation n’ont jamais amené aucun exploiteur à renoncer à ses privilégiés. Ils n’ont jamais cédé à une réclamation que lorsque ceux qui la formulaient étaient assez forts pour en rendre le refus dangereux.

Est-ce que l’insurrection se prêche aux gens ? Nous l’avons vu, il faut plus que la voix de l’orateur, si puissant soit-il, pour pousser les gens dans la rue.

Nous bornons notre œuvre à essayer de leur faire comprendre la situation où ils se trouvent ; d’où viennent leurs maux, ce qui peut les supprimer, leur indiquer les pièges où l’on veut égarer leurs énergies. C’est ensuite aux individus de choisir la route qu’ils veulent suivre.

« Ce ne sont que des moyens détournés pour en arriver toujours à la révolte, » nous dira-t-on ?

D’accord, mais lorsque nous avons reconnu que, la volonté et l’énergie qu’auront su déployer les exploités, amèneront, seules, les exploiteurs à céder devant les réclamations formulées, nous faudrait-il nous taire, parce que l’organisation capitaliste nous a enlevé tous les moyens de nous libérer pacifiquement ?

Et lorsque l’expérience nous démontre que les spoliés, tant qu’ils se borneront à supplier, à courber l’échine, n’obtiendront que menaces et provocations, faut-il se borner de leur dire de continuer ?

Lorsque l’on a devant soi un pouvoir économique doublé d’un pouvoir politique qui, ayant dressé entre eux et les exploités, toutes sortes d’institutions qui, sous prétexte d’assurer la liberté et le bien-être général, n’ont pour but que d’assurer la soumission des dépossédés aux ordres des possédants, il faut pourtant bien dire aux gens que ce sont des institutions qui sont à détruire et que cette destruction ne s’opérera qu’en refusant de s’y plier plus longtemps.

Si la violence vous gêne tant, persuadez donc un peu au pouvoir à ne pas y avoir si souvent recours.
Je l’ai déjà dit ailleurs, je l’ai dit dans les chapitres précédents, il me faut le répéter ici, ce n’est pas parce qu’on leur dit que le révolte seule est efficace pour faire entendre raison aux maîtres, que les gens vont se lancer, comme un seul homme, à l’assaut du pouvoir, à la destruction des privilèges.

Je ne crois pas que, à la seule audition d’un discours, à la simple lecture d’un article, ils vont prendre conscience de leurs droits, de leur rôle.

Nous ne savons que trop que la vérité ne se fait jour dans les cerveaux que très lentement, que ce n’est qu’en répétant sempiternellement une vérité qu’on arrive à la faire pénétrer dans quelques têtes.

Ce n’est pas à la révolte immédiate que nous voulons entraîner les gens. C’est la compréhension de ce qui leur est bon ou nuisible que nous espérons leur faire entendre ; c’est à la compréhension des révoltes futures que nous espérons les préparer. Nous cherchons à les amener à la conception claire et nette des choses, pour qu’ils sachent ensuite choisir la direction dans laquelle ils doivent s’engager.

« Mais si en temps de surexcitation, objecte-t-on, il arrive que les gens, prenant vos affirmations à la lettre, se révoltent, s’attaquent au pouvoir ou à la propriété de leurs exploiteurs, offrant ainsi, par une échauffourée inopportune, l’occasion à l’autorité d’exercer la répression et la terreur, ne sera-ce pas la faute de vos prédications ? ».

Lorsque les foules se décident à user de la violence, c’est qu’il y a toutes sortes de circonstances qui leur en font une nécessité. Et alors, lorsque existe cette situation, de quel droit aller leur dire :

« Restez calmes, ne bougez pas, de peur de prêter le flanc à la répression ; continuez à supporter vos maîtres, peut-être votre patience, les touchant, finira-t-elle par les inciter à la charité ? ».

N’est-ce pas là, plus véritablement, faire le jeu des exploiteurs, en énervant continuellement la volonté et l’énergie de ceux qui veulent s’émanciper ?

« Mais le mouvement est prématuré, dit-on, la révolution vaincue, ce sont des victimes inutiles, sans compter le retour en arrière que cela peut amener. Ne sont-ils pas plus sages, ceux qui cherchent à endormir les colères du peuple, plutôt que de les exciter ? ».

Hé, sans doute, la révolution peut être vaincue, sans doute, elle ne se fera pas sans victimes ! Mais croit-on que la révolution soit un simple ballet où il ne s’agit que de déployer des grâces, où il n’y ait rien à risquer ? Croit-on pouvoir être sûr de ne jamais engager la lutte sans la certitude de vaincre ?

S’il en était ainsi, elle ne s’engagerait jamais puisque, partout où il y a conflit, la victoire est à celui, ou qui sera le plus fort, ou saura le mieux profiter des fautes de son adversaires, et que la part du hasard y est toujours grande.

S’il fallait attendre le signal de ceux qui se donnent comme les chefs du peuple, on l’attendrait vainement, car ils reculeront toujours devant les responsabilités qu’il leur faudrait endosser.

Et cette hésitation est compréhensible, elle est humaine, car, à moins d’être animé par un égoïsme féroce, par un orgueil sans limite, un esprit irraisonné de caste, par un sectarisme étroit ou une idée fixe absorbant toutes les facultés de l’individu, annihilant chez lui tout sentiment, ne lui laissant d’autre raisonnement que celui qui a trait à la réalisation de cette idée, et, par conséquent, lui masquant les morts, les misères et toutes les tristesses que cette lutte va déchaîner, qui oserait jamais, dans la plénitude de ses facultés, prononcer le mot qui devrait amener la conflagration ?

Tout homme qui a des sentiments humains, hésitera toujours à assumer une telle responsabilité. Il n’y a que l’irresponsabilité des foules qui ne s’embarrasse guère de sensibilité.

Puisque la rapacité de nos maîtres ne nous laisse d’autres issue que la violence, laissons donc la foule agir, lorsqu’elle est capable de virilité. Elle n’est que trop souvent lâche pour que nous mettions à l’empêcher d’agir lorsqu’elle en est capable.

Jean Grave, L’Anarchie, son but, ses moyens, P.-V. Stock, Bibliothèque sociologique, n° 27, Paris, 1899.

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