Evolution et révolution

Ad Nauseam - 18/05/2010

Présentation du livre par Olivier Besancenot
Elisée Reclus

Géographe, grand voyageur, « mais avant tout anarchiste », Élisée Reclus, alors banni de France pour avoir pris part à la Commune, développe ses idées politiques dans cette conférence prononcée à Genève en 1880.

La révolution est la conséquence inévitable et naturelle de l’évolution qui précède ; l’ignorance sert les intérêts des puissants, la diffusion du savoir est l’arme du peuple ; il n’est d’ordre et de paix sociale que librement consentis, entre égaux : tels sont quelques-uns des arguments de ce texte foisonnant.

Que peut trouver un marxiste révolutionnaire chez Élisée Reclus ? Olivier Besancenot, porte-parole du Nouveau Parti Anticapitaliste, livre ici son commentaire de ce texte anarchiste qui réinterprète l’idée de la révolution.

Cet essai est accompagné d’une réflexion de Sylvio Gallo, philosophe brésilien, sur le paradigme anarchiste et l’éducation contemporaine.

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Le texte du livre :

L’évolution est le mouvement infini de tout ce qui existe, la transformation incessante de l’Univers et de toutes ses parties depuis les origines éternelles et pendant l’infini des âges. Les voies lactées qui font leur apparition dans les espaces sans bornes, qui se condensent et se dissolvent pendant les millions et les milliards de siècles, les étoiles, les astres qui naissent, qui s’agrègent et qui meurent, notre tourbillon solaire avec son astre central, ses planètes et ses lunes, et, dans les limites étroites de notre petit globe terraqué, les montagnes qui surgissent et qui s’effacent de nouveau, les océans qui se forment pour tarir ensuite, les fleuves qu’on voit perler dans les vallées, puis se dessécher comme la rosée du matin, les générations des plantes, des animaux et des hommes qui se succèdent, et nos millions de vies imperceptibles de l’homme au moucheron, tout cela n’est que phénomène de la grande évolution entraînant toutes choses dans son tourbillon sans fin.

En comparaison de ce fait primordial de l’évolution et de la vie universelle, que sont tous ces petits événements que nous appelons des révolutions, astronomiques, géologiques ou politiques ? Des vibrations presque insensibles, des apparences, pourrait-on dire. C’est par myriades et par myriades que les révolutions se succèdent dans l’évolution universelle ; mais si minimes qu’elles soient, elles font partie de ce mouvement infini.

Ainsi la science ne voit aucune opposition entre ces deux mots d’Évolution et Révolution, qui se ressemblent si fort ; mais dans le langage commun ils sont employés dans un sens bien distinct de leur signification première. Loin d’y voir des faits du même ordre ne différant que par l’ampleur du mouvement, les hommes timorés que tout changement emplit d’effroi affectent de donner aux deux termes un sens absolument opposé. L’Évolution, synonyme de développement graduel, continu, dans les idées et dans les mœurs, est présentée comme si elle était le contraire de cette chose effrayante, la Révolution, qui implique des changements plus ou moins brusques dans les faits. C’est avec un enthousiasme apparent ou même sincère qu’ils discourent de l’évolution, des progrès lents qui s’accomplissent dans les cellules cérébrales, dans le secret des intelligences et des coeurs, mais qu’on ne leur parle pas de l’abominable révolution qui s’échappe soudain des esprits pour éclater dans les rues, accompagnée parfois par les hurlements de la foule et le fracas des armes.

Constatons tout d’abord que si le mot d’évolution est accepté volontiers par ceux-là même qui voient les révolutionnaires avec horreur, c’est qu’ils ne se rendent point compte de la valeur du mot, car de la chose elle-même ils ne veulent à aucun prix. Ils parlent bien du progrès en termes généraux, mais ils repoussent le progrès en particulier. Ils trouvent que la société actuelle, toute mauvaise qu’elle est et qu’ils la voient eux-mêmes, est bonne à conserver ; il leur suffit qu’elle réalise leur idéal, richesse, pouvoir ou bien-être. Puisqu’il y a des riches et des pauvres, des puissants et des sujets, des maîtres et des serviteurs, des Césars qui ordonnent le combat et des gladiateurs qui vont mourir, les gens avisés n’ont qu’à se mettre du côté des riches et des maîtres, à se faire les courtisans des Césars. Cette société donne du pain, de l’argent, des places, des honneurs, eh bien ! que les hommes d’esprit s’arrangent de manière à prendre leur part, et la plus large possible, de tous les présents de la destinée ! Si quelque bonne étoile, présidant à leur naissance, les a dispensés de toute lutte en leur donnant en héritage le nécessaire et le superflu, de quoi se plaindraient-ils ? Ils se persuadent sans peine que tout le monde est aussi satisfait qu’ils le sont eux-mêmes. Pour l’homme repu, tout le monde a bien dîné. Quant à l’égoïste que la société n’a pas richement doté dès son berceau, du moins peut-il espérer de conquérir sa place par l’intrigue ou par la flatterie, par un heureux coup du sort ou même par un travail acharné mis au service des puissants. Comment s’agirait-il pour lui d’évolution sociale ? Évoluer vers la fortune est sa seule ambition ! Autant demander un cours de philosophie à des gamins qui se disputent des sous jetés d’un balcon par quelque facétieux bourgeois !

Mais il est cependant des timorés qui croient honnêtement à l’évolution des idées et qui néanmoins, par un sentiment de peur instinctive, veulent éviter toute révolution. Ils l’évoquent et la conjurent en même temps : ils critiquent la société présente et rêvent de la société future avec une vague espérance qu’elle apparaîtra soudain, par une sorte de miracle, sans que le craquement de la rupture se produise entre le monde passé et et le monde futur. Êtres incomplets, ils n’ont que le désir, sans avoir la pensée ; ils imaginent, mais ils ne savent point vouloir. Appartenant aux deux mondes à la fois, ils sont fatalement condamnés à les trahir l’un et l’autre : dans la société des conservateurs, ils sont un élément de dissolution par leurs idées et leur langage ; dans celle des révolutionnaires, ils deviennent réacteurs à outrance, abjurant leurs instincts de jeunesse et, comme le chien dont parle l’Évangile, « retournant à ce qu’ils avaient vomi ». C’est ainsi que, pendant la Révolution, les défenseurs les plus ardents de l’ancien régime furent ceux qui jadis l’avaient poursuivi de leurs risées. Ils s’apercevaient trop tard, comme les inhabiles magiciens de la légende, qu’ils avaient une force trop redoutable pour leur faible volonté, pour leurs timides mains.

Une autre classe d’évolutionnistes est celle des gens qui dans l’ensemble des changements à accomplir n’en voient qu’un seul et se vouent strictement, méthodiquement à sa réalisation, sans se préoccuper des autres transformations sociales. Ils ont limité, borné d’avance leur champ de travail. Les uns, gens habiles, ont voulu de cette manière, se mettre en paix avec leur conscience et travailler pour la révolution future sans danger pour eux-mêmes. Sous prétexte de consacrer leurs efforts à une réforme de réalisation prochaine, ils perdent complètement de vue tout idéal supérieur et l’écartent même avec colère afin qu’on ne les soupçonne pas de le partager. D’autres, plus honnêtes ou tout à fait respectables, même vaguement utiles à l’achèvement du grand œuvre, sont ceux qui en effet ne voient, par étroitesse d’esprit, d’autres progrès à accomplir que ceux qu’ils préconisent. La sincérité de leur pensée et de leur conduite les place au-dessus de la critique : nous les disons nos frères, tout en reconnaissant avec chagrin combien est étroit le champ de lutte dans lequel ils se sont cantonnés. Je ne parle pas de ceux qui ont pris pour objectifs soit la réforme de l’orthographe, soit la réglementation de l’heure ou le changement du méridien, soit encore la suppression des corsets ou des bonnets à poils ; mais il est des révolutions plus sérieuses qui ne prêtent point au ridicule et qui demandent chez leurs protagonistes, courage, persévérance et dévouement. Ainsi quand je vois une femme, pure de sentiments, noble de caractère, intacte de tout scandale dans l’opinion, descendre vers les prostituées et leur dire : « Tu es ma sœur, et je viens m’allier avec toi pour lutter contre l’agent des mœurs qui t’insulte et met la main sur toi, contre le médecin de la police qui te fait ternir par des argousins et te viole par sa visite, contre la société tout entière qui te méprise et te foule aux pieds », je ne m’arrêterai pas à des considérations générales pour marchander mon respect à la vaillante révolutionnaire qui s’est mise en lutte contre toute l’impudique société. Sans doute, je n’ignore pas que toutes les révolutions se tiennent, et que la révolte de l’individu contre l’État embrasse la cause du forçat ou de tout autre réprouvé, aussi bien que celle de la prostituée ; néanmoins je n’en suis pas moins saisi d’admiration devant tous les vaillants qui combattent le bon combat dans leur étroit champ clos. Je les secoue avec émotion et je me dis : « Sachons les égaler, sur notre champ de bataille plus vaste, qui comprend la terre entière ! »

En effet, l’évolution embrasse l’ensemble des choses humaines et la révolution doit l’embrasser aussi, bien qu’il n’y ait pas toujours un parallélisme évident dans les événements partiels dont se compose l’ensemble du mouvement. Tous les progrès sont solidaires, et nous les désirons tous dans la mesure de nos connaissances et de notre force : progrès sociaux et politiques, moraux et matériels, de science, d’art ou d’industrie. Évolutionnistes en toutes choses, nous sommes également révolutionnaires en tout, sachant que l’histoire même n’est que la série des accomplissements, succédant à celle des préparations. La grande évolution intellectuelle qui émancipe les esprits doit aussi émanciper en fait les individus dans tous leurs rapports avec les autres individus.

On peut dire ainsi que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions futures. Un changement peut-il se faire sans amener de soudains déplacements d’équilibre dans !a vie ? La révolution ne doit-elle pas nécessairement succéder à l’évolution, de même que l’acte succède à la volonté d’agir ? L’un et l’autre ne diffèrent que par l’époque de leur apparition. Qu’un éboulis barre une rivière, les eaux s’amassent peu à peu au-dessus de l’obstacle, un lac se formera par une lente évolution, puis tout à coup une infiltration se produira dans la digue d’aval, la chute d’un caillou décidera du cataclysme, l’obstacle sera violemment emporté et le lac vidé redeviendra rivière : ainsi aura lieu une petite révolution terrestre.

Si la révolution est toujours en retard sur l’évolution, la cause en est à la résistance des milieux : l’eau d’un courant bruit entre ses rivages parce que ceux-ci la retardent dans sa marche ; les vagues de la mer se brisent avec fracas sur les écueils et la foudre roule dans le ciel parce que l’atmosphère s’est opposée à l’étincelle sortie du nuage. Chaque transformation de la matière, chaque réalisation d’idée est dans la période même du changement contrariée par l’inertie du milieu, et le phénomène nouveau ne peut s’accomplir que par un effort d’autant plus violent ou par une force d’autant plus puissante, que la résistance est plus grande. Herder parlant de la Révolution française l’a déjà dit : « La semence tombe dans la terre, longtemps elle paraît morte, puis tout à coup elle pousse son aigrette, puis elle déplace la terre dure qui la recouvrait, elle fait violence à l’argile ennemie, et la voilà qui devient plante, qui fleurit et mûrit son fruit ». Et l’enfant, comment naît-il ? Après avoir séjourné neuf mois dans les ténèbres du ventre maternel, c’est aussi avec violence qu’il s’échappe en déchirant son enveloppe, et parfois même en tuant sa mère. Telles sont les révolutions, conséquences forcées des évolutions qui les ont précédées.

Toutefois les révolutions ne sont pas nécessairement un progrès, de même que les évolutions ne sont pas toujours orientées vers la justice. Tout change, tout se meut dans la nature d’un mouvement éternel, mais s’il y a progrès il peut y avoir aussi recul, et si les évolutions tendent vers un accroissement de vie, il y en a d’autres qui tendent vers la mort. L’arrêt est impossible, il faut se mouvoir dans un sens ou dans une autre, et le réactionnaire endurci le libéral douceâtre qui poussent des cris d’effroi au mot de révolution, marchent vers une révolution, celle de la mort. La maladie, la sénilité, la gangrène sont des évolutions au même titre que la puberté. L’arrivée des vers dans le cadavre comme le premier vagissement de l’enfant, indique qu’une révolution s’est faite. La physiologie, l’histoire sont là pour nous montrer qu’il est des évolutions qui s’appellent décadence et des révolutions qui sont la mort.

L’histoire de l’Humanité, bien qu’elle ne nous soit à demi connue que pendant une courte période de quelques milliers d’années, nous offre déjà des exemples sans nombre de peuplades et de peuples, de cités et d’empires qui ont misérablement péri à la suite de lentes évolutions entraînant leur chute. Multiples sont les faits de tout ordre qui ont pu déterminer ces maladies de nations, de races entières. Cependant il est une cause majeure, la cause des causes dans laquelle se résume l’histoire de la décadence. Elle réside dans la constitution d’une partie de la société en maîtresse de l’autre partie, dans l’accaparement de la terre, des capitaux, du pouvoir, de l’instruction, des honneurs par quelques-uns ou par une aristocratie. Dès que la foule imbécile n’a plus le ressort de la révolte contre ce monopole d’un petit nombre d’hommes, elle est virtuellement morte et sa disparition n’est plus qu’une affaire de peu de temps. La peste noire arrive bientôt pour nettoyer tout cet inutile pullulement d’individus sans liberté ; les massacreurs accourent de l’Orient ou de l’Occident, et le désert se fait à la place des cités immenses. Ainsi moururent l’Assyrie et l’Égypte, ainsi s’effondrèrent la Perse, et quant tout l’empire romain appartint à quelques grands propriétaires, le barbare eut bientôt remplacé le prolétaire asservi.

Mais il n’est pas un événement qui ne soit double, à la fois un phénomène de mort et un phénomène de renouveau, c’est-à-dire la résultante complexe d’évolutions de décadence et de progrès. Ainsi cette destruction de l’Empire romain est un ensemble de révolutions correspondant à toute une série d’évolutions dont les unes ont été funestes et les autres heureuses. Certes, ce fut un grand soulagement pour les opprimés que la chute de cette formidable machine d’écrasement qui pesait sur le monde ; ce fut aussi une heureuse étape dans l’histoire de l’Humanité que cette entrée violente de tous les peuples du nord dans le monde de la civilisation, mais à despotisme succéda despotisme, d’une religion morte poussèrent les rejetons d’une religion nouvelle, et pendant un millier d’années, une nuit d’ignorance et de sottise propagée par les moines se répandit sur la terre.

De même, les autres mouvements historiques se présentent sous deux faces, suivant les mille éléments qui les composent et dont les conséquences multiples se montrent dans les révolutions politiques et sociales. L’exemple même de la Révolution qui mit un terme au moyen-âge et à la nuit de la pensée, nous montre comment deux révolutions peuvent s’accomplir à la fois, l’une cause dc décadence et l’autre de progrès. La période de la Renaissance qui retrouva les monuments de l’antiquité, qui déchiffra ses livres et ses enseignements, qui dégagea la science des formules superstitieuses et lança de nouveau les hommes dans la voie des études désintéressées, eut aussi pour contre-coup dans le monde religieux cette scission du christianisme à laquelle on a donné le nom de Réforme. Il a semblé longtemps naturel de voir simplement dans cette révolution une des crises bienfaisantes de l’Humanité, résumée par la conquête du droit d’initiative individuelle, par l’émancipation des esprits que les prêtres avaient tenus dans une servile ignorance : on crut que désormais les hommes seraient leurs propres maîtres, égaux les uns des autres par l’indépendance de la pensée. Mais on sait maintenant que la Réforme fut aussi la constitution d’églises autoritaires en face de l’autre église qui jusque-là avait possédé le monopole de l’asservissement intellectuel. La Réforme déplaça les fortunes et les prébendes au profit du pouvoir nouveau, et de part et d’autre naquirent des ordres, jésuites et contre-jésuites pour exploiter le peuple sous des formes nouvelles. Luther et Calvin parlèrent le même langage d’intolérance féroce à l’égard de ceux qui ne partageaient pas leur manière de voir. Comme l’Inquisition, ils firent écarteler et brûler ; leur doctrine fut une doctrine d’asservissement et de lâcheté. Sans doute, il existe une différence entre le protestant et le catholique : (je parle de ceux qui le sont en toute sincérité, et non par simple convenance de famille). Celui-ci est plus naïvement crédule, aucun miracle ne l’étonne ; celui-là fait un choix parmi les mystères et tient avec d’autant plus de ténacité à ceux qu’il croit avoir sondés ; il voit dans sa religion une affaire personnelle. En cessant de croire, le catholique cesse d’être chrétien ; en changeant de système, le protestant ne fait que changer de secte, il reste chrétien, inconvertissable mystique.

En vente 7 € sur le site de Lady Long Solo

112 pages - format 110x170

ISBN 978-2-916952-05-5

Source du texte : kropot.free.fr

 18/05/2010

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