Evolution et révolution

Ad Nauseam - 18/05/2010

Présentation du livre par Olivier Besancenot
Elisée Reclus

Géographe, grand voyageur, « mais avant tout anarchiste », Élisée Reclus, alors banni de France pour avoir pris part à la Commune, développe ses idées politiques dans cette conférence prononcée à Genève en 1880.

La révolution est la conséquence inévitable et naturelle de l’évolution qui précède ; l’ignorance sert les intérêts des puissants, la diffusion du savoir est l’arme du peuple ; il n’est d’ordre et de paix sociale que librement consentis, entre égaux : tels sont quelques-uns des arguments de ce texte foisonnant.

En continuant, nous arrivons à la grande époque évolutionnaire dont la Révolution américaine et la Révolution française furent les sanglantes crises. Ah ! là du moins, semble-t-il, la révolution fut tout à l’avantage du peuple, et ces grandes dates de l’histoire doivent être comptées comme inaugurant la naissance nouvelle de l’Humanité. Les conventionnels voulurent commencer l’histoire au premier jour de leur constitution, comme si les siècles antérieurs n’avaient pas existé, et que l’homme politique pût vraiment dater son origine de la proclamation de ses droits. Certes, cette période de l’histoire est une grande époque dans la vie des nations, un espoir immense se répandit alors par le monde, la pensée libre prit un essor qu’elle n’avait jamais eu, les sciences se renouvelèrent, l’esprit de découverte agrandit à l’infini les bornes du monde, et jamais on ne vit un tel nombre d’hommes transformés par un idéal nouveau, faire avec plus de simplicité le sacrifice de leur vie. Mais cette révolution, nous le voyons maintenant, n’était point la révolution de tous, elle fut celle de quelques-uns pour quelques-uns ; le droit de l’homme resta purement théorique, la garantie de la propriété privée que l’on proclamait en même temps, le rendait illusoire. Une nouvelle classe de jouisseurs avides, enthousiastes, se mit à l’œuvre d’accaparement, la Bourgeoisie remplaça la classe usée déjà sceptique et pessimiste de la vieille noblesse, et les nouveaux-venus se mirent avec une ardeur et une science que n’avaient jamais eues les anciennes classes dirigeantes à exploiter la foule de ceux qui ne possédaient point. C’est au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité que se firent désormais toutes les scélératesses. C’est pour émanciper le monde que Napoléon traînait derrière lui un million d’égorgeurs, c’est pour faire le bonheur de leurs chères patries respectives que les capitalistes constituent ces vastes propriétés, bâtissent les grandes usines, établissent ces puissants monopoles qui recréent sous une forme nouvelle l’esclavage d’autrefois.

Ainsi toutes les révolutions ont été doubles : on peut dire que l’histoire offre en toutes choses son revers et son endroit, et nous qui ne voulons pas nous payer de mots, nous devons étudier avec une implacable critique, tous les faits qui se sont accomplis, percer à jour les hommes qui prétendent s’être dévoués pour notre cause. Il ne suffit pas de crier : Révolution, Révolution ! pour que nous marchions aussitôt derrière celui qui veut nous entraîner. Sans doute, quand on ignore la vérité, il est naturel qu’on suive son instinct. On comprend très bien que le taureau affolé se précipite sur un chiffon rouge et que le peuple toujours opprimé se rue avec fureur contre le premier venu qu’on lui désigne. Une révolution quelconque, si minime qu’elle soit en réalité, a toujours cela de bon qu’elle est un témoignage de force, mais le temps est venu que ce témoignage ne soit pas celui d’une force aveugle et que les évolutionnaires, arrivant enfin à la pleine conscience de ce qu’ils veulent réaliser dans la révolution prochaine, ne se précipitent pas au hasard donnant de la corne à droite et à gauche comme des animaux insensés,

On peut dire que jusqu’à maintenant aucune révolution n’a été complètement spontanée, et c’est pour cela qu’aucune n’a complètement triomphé. Tous ces grands mouvements, sans exception, ont été plus ou moins dirigés et par conséquent ils n’ont réussi que pour les directeurs. C’est une classe qui a fait la Réforme et qui en a recueilli les avantages, c’est une classe qui a fait la Révolution française et qui en exploite les profits, mettant en coupe réglée tous les malheureux qui l’ont servie pour lui procurer la victoire.

Aussi chaque révolution eut-elle son lendemain. La veille, on poussait le populaire au combat, le lendemain on l’exhortait à la sagesse ; la veille on l’assurait que l’insurrection est le plus sacré des devoirs, et le lendemain on lui prêchait que le roi est la meilleure des républiques, ou que le parfait dévouement consiste à mettre trois mois de misère au service de la Bourgeoisie. De révolution en révolution le cours de l’histoire ressemble à celui d’un fleuve arrêté de distance en distance par des écluses. Chaque gouvernement, chaque parti vainqueur essaie à son tour d’endiguer le courant pour l’utiliser à droite et à gauche dans ses prairies ou dans ses moulins. Nous verrons s’il en sera toujours ainsi et si !e peuple consentira sans cesse à faire la révolution non pour lui, mais pour quelque habile soldat, avocat ou banquier.

Cet éternel va et vient qui nous montre dans le passé la sortie des révolutions partiellement avortées, le labeur infini des générations qui se succèdent à la peine, roulant sans cesse le rocher qui les écrase, cette ironie du destin qui montre des captifs brisant leurs chaînes pour se laisser ferrer à nouveau, tout cela est la cause d’un grand trouble moral, et, parmi les nôtres, nous en avons déjà vu beaucoup qui, perdant tout espoir et fatigués avant d’avoir combattu, se croisent les bras et se livrent à leur sort en abandonnant leurs frères. C’est qu’ils ne savent pas, ou qu’ils ne savent qu’à demi : ils ne voyaient pas encore le chemin qu’ils avaient à suivre ou espéraient s’y faire transporter par le sort comme un navire dont un vent favorable gonfle les voiles : ils voulaient réussir non de par une implacable volonté, mais de par leur bon droit et de par la chance, semblables aux mystiques qui marchent sur la terre et veulent se faire guider par une étoile qui brille dans le ciel.

Toutefois la période du pur instinct est dépassée maintenant ; les révolutions ne se feront plus au hasard, uniquement parce que l’oppression est gênante, elles se feront de plus en plus avec un but déterminé et suivant une méthode précise. On croyait autrefois que les événements se succédaient sans ordre, mais on apprend à en reconnaître la logique inexorable. Nous savons désormais qu’il existe une science sociale et nous comptons bien nous en servir contre nos ennemis pour hâter le jour de la délivrance finale.

Le premier fait mis en lumière par cette science est que la société se renouvelle sans cesse, et que toute tentative d’arrêt brusque dans l’évolution ou de conservation de choses déjà vécues, est une utopie ou un crime. Un des coryphées du monde réactionnaire, digne continuateur des académies qui maudissaient les enseignements impies des Copernic et des Galilée et tournaient en dérision la doctrine de la circulation du sang, le grand savant Lombroso voit autant de fous dans tous les novateurs et pousse l’amour de la stabilité sociale jusqu’à signaler comme des criminels politiques tous ceux qui critiquent les choses existantes, tous ceux qui s’élancent vers l’inconnu ; et pourtant il avoue que lorsqu’une idée nouvelle a fini par l’emporter dans l’esprit de la majorité des hommes, il faut s’y conformer pour ne pas devenir révolutionnaire en s’opposant au consentement universel : mais en attendant cette révolution fatale, il demande que les évolutionnaires soient traités comme des criminels. Fou lui-même, cet homme qui trouve tant de fous de par le monde, veut que l’on punisse des actions qui demain seront louées de tous comme les produits de la plus pure morale : il eût fait boire la ciguë à Socrate, il eût mené Jean Hüss au bûcher ; à plus forte raison eût-il guillotiné Babeuf, car de nos jours, Babœuf serait encore un novateur ; il nous voue à toutes les fureurs de la vindicte sociale, non parce que nous avons tort, mais parce que nous avons raison trop tôt.

Quant à nous, il nous suffit de chercher à avoir de plus en plus raison. Nous arriverons à la paix sociale par l’étude approfondie des lois naturelles et de l’histoire, de tous les préjugés dont nous avons à nous défaire, de tous les éléments hostiles qu’il nous faut écarter, de tous les dangers qui nous menacent, de toutes les ressources dont nous pouvons disposer. Nous avons l’échiquier devant nous. Il faut gagner la partie.

Quel est d’abord notre objectif révolutionnaire ? Tous, amis et ennemis savent qu’il ne s’agit plus de petites révolutions partielles, mais bien d’une révolution générale... C’est dans l’ensemble de la société, dans toutes ses manifestations que se prépare le changement. Les conservateurs ne s’y sont point trompés quand ils ont donné aux révolutionnaires le nom général « d’ennemis de la religion, de la famille et de la propriété ; » ils auraient pu nous dire aussi les ennemis de la patrie politique. Oui, les anarchistes repoussent l’autorité du dogme et l’intervention du surnaturel dans la nature, et, en ce sens, quelle ferveur qu’ils apportent dans la lutte pour leur idéal de fraternité et de solidarité, ils sont ennemis de la religion. Oui, ils veulent la suppression du trafic matrimonial, ils veulent les unions libres, ne reposant que sur l’affection mutuelle, le respect de soi et de la dignité d’autrui, et, en ce sens, si aimants et si dévoués qu’ils soient pour ceux dont la vie est associée à la leur, ils sont bien les ennemis de la famille. Oui, ils veulent supprimer l’accaparement de la terre et de ses produits pour les rendre à tous, et, en ce sens, si heureux qu’ils soient d’assurer à tous la jouissance des fruits du sol, ils sont les ennemis de la propriété. Enfin, si profond que soit leur sentiment de solidarité pour ceux qui les entourent, si vif que soit leur désir de voir leur village et leur pays heureux, si douce à leurs oreilles que soit la langue maternelle, ils le haïssent point l’étranger, ils voient un frère en lui, et revendiquent pour lui comme pour eux la même justice, la même liberté, et, en ce sens, ils sont ennemis de la patrie.

Que nous faut-il donc pour atteindre le but ? Il faut avant tout nous débarrasser de notre ignorance, car l’homme agit toujours, et ce qui lui a manqué jusqu’ici est d’avoir bien dirigé son action.

Nous voulons savoir. Nous n’admettons pas que la science soit un privilège, et que des hommes quelconques, haut perchés sur une montagne comme Moïse, sur un trône comme Marc-Aurèle, sur un Olympe ou sur un Parnasse en carton, ou simplement sur un fauteuil académique, nous dictent des lois en se targuant d’une connaissance supérieure des lois éternelles. Il est certain que parmi les gens qui pontifient dans les hauteurs, il en est qui peuvent traduire convenablement le chinois, ou lire les cartulaires des temps mérovingiens ou disséquer l’appareil digestif des punaises ; mais l’admiration même que nous avons pour ces grands hommes ne nous empêche pas de discuter en toute liberté les paroles qu’ils daignent nous adresser de leur empyrée. Nous n’acceptons pas de vérité promulguée : nous la faisons nôtre d’abord par l’étude et par la discussion, et nous apprenons à rejeter l’erreur, fût-elle mille fois estampillée et patentée. Que de fois en effet, le peuple ignorant a-t-il dû reconnaître que ses savants éducateurs n’avaient d’autre science à lui enseigner que celle de marcher paisiblement et joyeusement à l’abattoir, comme ce bœuf des fêtes que l’on couronne de guirlandes en papier doré.

Notre commencement de savoir, nos petits rudiments de connaissances historiques nous disent qu’il ne faut point tolérer de maîtres, et qu’à tout ordre il faut répondre par la révolte. L’histoire, si loin que nous remontons dans le passé, si diligemment que nous étudions autour de nous les sociétés et les peuples, civilisés ou barbares, policés ou primitifs, l’histoire nous dit que toute obéissance est une abdication, que toute servitude est une mort anticipée ; elle nous dit aussi que tout progrès s’est accompli en proportion de la liberté, de l’égalité et de l’accord spontané des citoyens ; tout siècle de découvertes, nous le savons, est un siècle pendant lequel le pouvoir religieux et politique se trouvait affaibli par des compétitions, et où l’initiative humaine avait pu trouver une brèche pour se glisser, comme une touffe d’herbes croissant à travers les pierres descellées d’un palais.

Nos études, si peu avancées qu’elles soient encore, nous ont appris aussi que des institutions suffisent pour créer des maîtres, quand même le mot de liberté serait inscrit sur toutes les murailles et que l’hymne de Guerre aux Tyrans résonnerait dans les rues. Sans être institué de droit divin, le maître peut le devenir également de par la volonté populaire. C’est au nom du peuple que le magistrat prononce des arrêts, mais sous prétexte qu’il défend la morale, il n’en est pas moins investi du pouvoir d’être criminel lui-même, de condamner l’innocent au bagne et de glorifier le méchant ; il dispose du glaive de la loi, il tient les clefs de la prison et dresse les guillotines ; il fait l’éducation du policier, du mouchard, de l’agent des mœurs ; c’est lui qui forme ce joli monde, ce qu’il y a de plus sale et de plus écœurant dans la fange et dans l’ordure.

Autre institution, !’armée, qui est censée n’être que le « peuple armé ! » mais nous avons appris par une dure expérience que si le personnel des soldats s’est renouvelé, le cadre est resté le même et que le principe n’a pas changé. Les hommes n’ont pas été achetés directement en Suisse ou en Allemagne : ce ne sont plus des lansquenets et des reîtres, mais en sont-ils plus libres ? Les cinq cent mille « baïonnettes intelligentes » qui composent l’armée de la République française ont-elles le droit de manifester cette intelligence quand le caporal, le sergent, toute la hiérarchie de ceux qui commandent ont prononcé « Silence dans les rangs ! » Telle est la formule par excellence, et ce silence doit être en même temps celui de la pensée. Quel est l’officier, sorti de l’école ou sorti des rangs, noble ou roturier, qui pourrait tolérer un instant que dans toutes ces caboches alignées devant lui pût germer une pensée différente de la sienne ? C’est dans sa tête, dans sa volonté que réside la force collective de toute la masse animée qui parade et défile à son geste, au doigt et à l’œil. Il commande ; à eux d’obéir. « En joue ! Feu ! » et il faut tirer sur le Tonkinois ou sur le Nègre, sur le Bédouin de l’Atlas ou sur celui de Paris, son ennemi ou son ami ! « Silence dans les rangs ! » Et si chaque année, les nouveaux contingents que l’armée dévore, s’immobilisent comme le veut le principe absolu de la discipline, n’est-ce pas une espérance vaine que d’attendre une réforme, une amélioration quelconque dans le régime inique sous lequel le pauvre est écrasé ?

Et de toutes les autres institutions dites libérales, ou « protectrices » ou « tutélaires », n’en est-il pas comme de la magistrature et de l’armée ? Ne sont-elles pas fatalement, de par leur fonctionnement même, autoritaires, abusives, malfaisantes ? Elles n’attendent pas d’être fondées officiellement ou d’être établies par la volonté d’un prince ou par le vote d’un peuple, pour essayer de s’agrandir aux dépens de la société, et d’établir le monopole à leur profit. Ainsi l’esprit de corps entre gens qui sortent d’une même école fait d’avance de tous les camarades autant de conspirateurs contre le bien public, autant d’hommes de proie ligués pour détrousser les passants et se partager le butin. Voyez-les déjà, les futurs fonctionnaires, au collège avec leur képi numéroté ou dans quelque université avec leurs casquettes blanches ou vertes : peut-être n’ont-ils prêté aucun serment en endossant l’uniforme, mais s’ils n’ont pas juré, ils n’en agissent pas moins suivant l’esprit de caste, bien résolus à prendre toujours les meilleures parts. Essayez de rompre le « monôme » des anciens polytechniciens, afin qu’un homme de mérite puisse se mettre dans leurs rangs et arrive à partager les mêmes fonctions ou les mêmes honneurs ! Jamais vous n’y parviendrez. Plutôt mourir, que d’accepter l’intrus ! Que l’ingénieur, feignant de savoir son métier, fasse des ponts trop courts ou des tunnels trop bas, peu nous importe, mais avant tout qu’il sorte de l’École.

Ainsi le révolutionnaire en sait assez pour se méfier à bon droit de tout pouvoir déjà constitué ou seulement en germe. Il en sait également assez pour se méfier des mots plus ou moins grandioses qu’on a pu lui enseigner et qui d’ordinaire cachent un redoutable piège. On lui parle de « patriotisme », mais il commence à savoir que ce mot représente pour le naïf une duperie pure ; il apprend mieux de jour en jour que le patriotisme se prêche pour servir l’ensemble des intérêts et des privilèges de la classe dirigeante et qu’il doit engendrer, au profit de cette classe, la haine de frontière à frontière entre tous les faibles et les déshérités. On lui parle aussi d’ordre et de paix sociale. Sans doute, la paix sociale est un grand idéal à réaliser, à une condition pourtant : que cette paix soit celle de la vie et non celle du tombeau ; qu’elle soit l’effet non de la domination indiscutée des uns et de l’asservissement sans espoir des autres, mais de la bonne et franche égalité entre compagnons. Voilà ce que sait l’anarchiste sans avoir passé par les Universités ; de raisonnement aussi bien quo d’instinct il sait que toute évolution doit se compléter par une révolution, et il se tient toujours prêt pour le changement.

Enfin il est une chose d’ordre capital que le peuple a bien apprise. C’est que la terre est dès maintenant riche et plus que riche pour subvenir abondamment à tous les besoins de l’Humanité. « Il y aura toujours des pauvres avec vous ! » aiment à répéter les ventrus, surtout les ventrus à la barbe huileuse comme on en trouve tant dans le monde des jésuites protestants. Cette parole, disent-ils, est tombée de la bouche de leur dieu et ils la répètent en tournant les yeux et en parlant du fond de la gorge pour lui donner plus de solennité. Et c’est même parce que cette parole était censée divine que les pauvres aussi, dans le temps de leur pauvreté intellectuelle, comprenaient l’impuissance de tous leurs efforts pour arriver au bien-être : se sentant perdus dans ce monde, ils regardaient vers le monde de l’au-delà. « Peut-être, se disaient-ils, mourrons-nous de faim sur cette terre de larmes, mais à côté de Dieu, dans ce ciel glorieux, où nous aurons le nimbe du soleil autour de nos fronts, et où la voie lactée sera notre tapis, là-haut nous n’aurons plus besoin de nourriture comestible, et nous aurons la jouissance d’entendre les hurlements du mauvais riche à jamais rongé par la faim ». Maintenant quelques malheureux peut-être, se laissent encore mener par ces hallucinations, mais la plupart, devenus plus sages, ont maintenant les yeux tournés vers le pain de cette terre qui donne la vie matérielle, qui fait de la chair et du sang, et ils en veulent leur part. Nombreux sont ceux qui même savent que leur vouloir est justifié par la richesse surabondante de la terre.

Longtemps nous avons cru avec les savants trompeurs que la misère était fatale, que si les malheureux mouraient, c’est qu’en réalité il n’y avait pas assez de produits pour subvenir aux nécessités de tous les hommes. On voyait d’un côté la tourbe des pauvres faméliques, de l’autre côté quelques rares privilégiés mangeant à leur faim et s’habillant à leur fantaisie, et on s’imaginait en toute naïveté qu’il ne pouvait en être autrement ! Il est vrai qu’en temps d’abondance, il eût été possible de partager et qu’en temps de disette tout le monde eût pu se mettre de concert à la ration, mais pareille façon d’agir qui demandait dans l’ensemble de la société un lien de solidarité fraternelle ne paraissait pas encore possible, et le malheureux acceptait son infortune avec résignation. Cette terrible loi de Malthus qui avait été formulée comme une loi mathématique et qui semblait enfermer la société dans les formidables mâchoires de son syllogisme, était acceptée non seulement par les pontifes de la science économique, mais surtout par les victimes de l’économie sociale. Tous les misérables répétaient mélancoliquement le vers de Gilbert :

Au banquet de la vie, infortuné convive !

Ils croyaient savoir, les pauvres gens, qu’il n’y avait point de place pour eux. La science n’avait-elle pas soufflé dans la trompette du jugement dernier en proclamant que les hommes croissent en nombre plus rapidement que les subsistances, et que par conséquent une élimination annuelle des individus surnuméraires était indispensable. L’Humanité devait être mise en coupe réglée et, si on les en avait priés, ces messieurs auraient certainement poussé la condescendance jusqu’à fixer le nombre des victimes qu’il aurait fallu sacrifier chaque année aux dieux de l’industrie. Spectacle touchant si les ouvriers s’étaient d’eux-mêmes offerts à la mort au lieu de mourir obscurément ! On eût pu faire des discours académiques pour glorifier leur dévouement et jeter sur leurs corps quelques roses effeuillées.

Mais si les sacrifices édictés par les dignitaires de l’économie politique ne se sont pas faits sous formes de cérémonies publiques, de fêtes nationales, ils n’en ont pas moins eu lieu et d’une manière infiniment plus large que les pessimistes les plus sombres se l’imaginent. Ce ne sont pas des milliers, mais des millions de vies que réclame annuellement le dieu de Malthus. Il est pourtant facile de calculer approximativement le nombre de ceux que la destinée économique a condamnés à mort depuis le jour où le sombre théologien a proclamé sa prétendue loi. Durant ce siècle, trois générarations se sont succédées en Europe. Or, en consultant les tables de mortalité, on voit que la vie moyenne des gens riches qui ont toujours eu leurs aises (par exemple les lords d’Angleterre), dépasse toujours soixante ans et atteint même soixante-dix ans. Ces gens ont pourtant, de par l’inégalité même, bien des raisons de ne pas fournir leur carrière normale : la vie les sollicite et les corrompt sous toutes les formes ; mais le bon air. la bonne chère, la variété dans les occupations les guérissent et les renouvellent. Les gens asservis à un travail qui est la condition même de leur existence, sont au contraire, condamnés d’avance, pris en masse, (abstraction faite de ceux qui meurent plus tôt ou plus tard), à succomber, suivant les pays de l’Europe, entre vingt et quarante ans, soit à trente ans en moyenne. C’est dire s’ils fournissent seulement la moitié d’ans qui leur seraient dévolus s’ils vivaient en liberté, maîtres de choisir leur séjour et leur œuvre. Ils meurent donc précisément à l’heure où leur existence devrait atteindre toute son intensité, et chaque année, quand on fait le compte des morts, il est juste double de ce qu’il devrait être dans une société d’égaux. Ainsi la mortalité de l’Europe, ayant été de douze millions d’hommes en 1890, on peut dire sans erreur possible que six millions d’entr’eux ont été tués par les conditions sociales qui règnent dans notre milieu barbare ; six millions ont péri par manque d’air pur, de nourriture saine, d’hygiène convenable, de travail harmonique. Eh bien ! comptez les morts depuis que Malthus a parlé, prononçant d’avance sur l’immense hécatombe son oraison funèbre ! N’est-il pas vrai que toute une moitié de l’Humanité dite civilisée se compose de gens qui ne sont pas invités au banquet social ou qui n’y ont place que pour un temps et eurent la bouche contractée par les désirs inassouvis. La mort préside au repas, et de sa faulx elle écarte les tard-venus.

La situation est donc atroce, mais une immense évolution s’est accomplie, annonçant la révolution prochaine. Cette évolution, c’est que toute l’abominable « science » économique, prophétisant le manque de ressources et la mort inévitable des faméliques, a été percée à jour, et que l’Humanité souffrante, se croyant pauvre naguère, a découvert sa richesse infinie. La terre est assez vaste pour nous porter tous sur son sein, elle est assez riche pour nous faire vivre dans l’aisance. Elle peut donner assez de moissons pour que tous aient à manger ; elle fait naître assez de plantes fibreuses pour que tous aient à se vêtir ; elle contient assez de pierres et d’argile pour que tous puissent avoir des maisons. Tel est le fait économique dans toute sa simplicité. Non seulement ce que la terre produit suffirait si la consommation de ceux qui l’habitent, mais elle suffirait si la consommation doublait tout à coup, et cela quand même la science n’interviendrait pas pour faire sortir l’agriculture de ses procédés empiriques et mettre à son service toutes les ressources fournies maintenant par la chimie, la physique, la météorologie, la mécanique, etc. L’Humanité étant assimilée à une grande famille, la faim n’est pas seulement un crime, elle est encore une absurdité, puisque les ressources dépassent deux fois les nécessités de la consommation. Tout l’art actuel de la répartition, livrée au caprice individuel et à la concurrence effrénée des spéculateurs et des commerçants, consiste à faire hausser les prix, en retirant les produits à ceux qui les auraient pour rien et en les portant à ceux qui les paient cher : mais dans ce va-et-vient des denrées et des marchandises, les objets se gaspillent, se corrompent et se perdent. Les pauvres loqueteux qui passent devant les grands entrepôts le savent. Ce ne sont pas les paletots qui manquent pour leur couvrir le dos, ni les souliers pour chausser leurs pieds, ni les bons fruits, ni les boissons chaudes pour leur restaurer l’estomac. Tout est en abondance et en surabondance, et pendant qu’ils errent ça et là, jetant des regards affamés autour d’eux, le marchand se demande comment il pourra faire enchérir tous ses produits au besoin même en en diminuant la quantité. Mais le fait subsiste, la constance d’excédent pour les produits ! Et pourquoi messieurs les économistes ne commencent-ils pas leurs ouvrages en constatant ce fait capital ? Et pourquoi faut-il que ce soit à nous, révoltés, à le leur apprendre ? Et comment expliquer que les ouvriers sans culture, conversant après le travail de la journée, en sachent plus long à cet égard que les élèves les plus savants de l’École des Sciences morales et politiques ?

Ainsi, sans paradoxe aucun, le peuple — ou tout au moins la partie du peuple qui a le loisir de penser — en sait d’ordinaire beaucoup plus long que la plupart des savants ; il ne connaît pas les détails à l’infini, il n’est pas initié à mille formules de grimoire ; il n’a pas la tête remplie de noms en toute langue comme un catalogue de bibliothèque, mais son horizon est plus large, il voit plus loin dans les origines barbares et plus loin dans l’avenir transformé ; il a une compréhension meilleure de la succession des événements ; il prend une part plus consciente aux grands mouvements de l’histoire ; il connaît mieux la richesse du globe : il est plus homme enfin. A cet égard, on peut dire que tel camarade anarchiste de notre connaissance, jugé digne par la société d’aller mourir en prison, est réellement plus savant que toute une académie ou que toute une bande d’étudiants frais émoulus de l’Université, bourrés de faits scientifiques. Le savant a son immense utilité comme carrier : il extrait les matériaux, mais ce n’est pas lui qui les emploie ; c’est au peuple qu’il appartient d’élever l’édifice. Si l’instruction ne se donnait que dans l’école, les gouvernements pourraient espérer encore de maintenir les esprits dans la servitude, mais c’est en dehors de l’école que l’on s’instruit le plus, dans la rue, dans l’atelier, devant les baraques de foire, au théâtre, dans les wagons de chemins de fer, sur les bateaux à vapeur, devant les paysages nouveaux, dans les villes étrangères. Tout le monde voyage maintenant, soit par luxe, soit par nécessité. Pas une réunion dans laquelle ne se rencontrent des gens ayant vu la Russie, l’Australie, l’Amérique, et si les circumnavigateurs de la terre sont encore l’exception, il n’est pour ainsi dire aucun homme qui n’ait assez voyagé pour voir au moins les contrastes du champ à la cité, de la montagne à la plaine, de la terre ferme à la mer. Les riches, cela va sans dire, ont de tout autres facilités que les pauvres pour parcourir le monde, mais ils voyagent d’ordinaire sans méthode et comme en surface ; en changeant de pays, ils ne changent pas de milieu ; ils sont toujours chez eux pour ainsi dire ; le luxe, les jouissances des hôtels ne leur permettent pas d’apprécier les différences essentielles de terre à terre, de peuple à peuple ; le pauvre qui se heurte aux difficultés de la vie, est celui qui, sans cicérone, peut le mieux observer et retenir. Et la grande école du monde extérieur ne montre-t-elle pas également les prodiges de l’industrie humaine aux pauvres et aux riches, à ceux qui ont produit ces merveilles par leur travail et à ceux qui en profitent ? Chemins de fer, télégraphes, béliers hydrauliques, perforatrices, jets de lumière s’élançant du sol, le malheureux voit ces choses aussi bien que le puissant et son esprit n’en est pas moins frappé. Pour la jouissance de quelques-unes de ces conquêtes de la science, le privilège a disparu. Menant sa locomotive à travers l’espace, doublant sa vitesse et en arrêtant l’allure à son gré, le mécanicien se croit-il l’inférieur du souverain qui roule derrière lui dans un wagon doré, mais qui n’en tremble pas moins, sachant que sa vie dépend d’un jet de vapeur, d’un mouvement de levier ou d’un pétard de dynamite ?

En vente 7 € sur le site de Lady Long Solo

112 pages - format 110x170

ISBN 978-2-916952-05-5

Source du texte : kropot.free.fr

 18/05/2010

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